«Question de nature» avec Carla Jaggi

Dans chaque numéro de «l’environnement», une personnalité s’exprime, à travers cette chronique, au sujet de la nature. Edition 1/2022.

Carla Jaggi - Meine Natur
Carla Jaggi (31 ans) a grandi à Gessenay (BE). À 3 ans, elle chausse déjà des skis. À 5 ans, elle commence l’escalade. Après l’école secondaire, elle effectue un apprentissage commercial au sein d’un cabinet notarial. Puis elle part parcourir pendant un an l’Amérique du Sud à pied et en stop. Depuis 2018, elle travaille en tant que guide de montagne indépendante. Parmi les quelque 1600 guides de montagne que compte la Suisse, il n’y a que 50 femmes. Carla habite aujourd’hui à Interlaken (BE) et s’adonne depuis peu à une nouvelle passion : le parapente.
© zVg

Avez-vous déjà vu un dragon ? Je veux dire, un vrai, qui bouge et qui gronde ? Eh bien figurez-vous que moi, des dragons, j’en vois presque tous les jours au travail. Je peux même les apercevoir depuis la maison, pour peu qu’ils soient dans un bon jour et ne se cachent pas derrière les nuages. Car tout magnifiques qu’ils soient, les dragons sont des êtres timides qui n’aiment pas se mettre en avant.

Originaire du Saanenland, région située à 1000 m d’altitude, je travaille depuis presque six ans à temps plein comme guide de montagne. À 4 ans, une corde passée autour du ventre, mon père m’a emmenée avec lui. Dès lors, impossible de me retenir : j’ai passé tout mon temps libre au milieu des cimes. En 2015, j’ai entamé une formation de guide de montagne. Depuis, j’emmène ceux et celles qui le souhaitent à la découverte des sommets, car l’inverse serait beaucoup plus difficile. L’important, c’est simplement d’amener les êtres humains et les montagnes à se rencontrer. Nous les modifions parfois, mais nous évoluons aussi à leur contact. Ce qui me touche le plus dans mon travail, c’est la gratitude exprimée par les personnes que j’accompagne, de les voir gagner en humilité, dépasser leurs limites – et surtout s’éveiller à ce qui les entoure.

Si vous regardez bien autour de vous, l’esprit grand ouvert, vous les verrez : les dragons de glace ! Avant même qu’ils n’apparaissent, vous sentirez le souffle de leur respiration : le vent froid des glaciers qui, tel un fleuve invisible, glisse sur le sol et descend vers la vallée. Plus on s’en approche, plus la végétation se raréfie. Dans ce paysage de désolation, presque hostile, se trouvent pourtant de loin en loin des coussinets de mousse piqués de minuscules fleurs rose vif, de petites araignées et parfois même un papillon égaré. Passée la dernière moraine, il apparaît : le corps immense du dragon de glace repose paresseusement entre d’abruptes parois rocheuses, entouré d’une couronne de sommets gelés. 

On dirait qu’il dort. Pourtant, si l’on égratigne au piolet la surface de sa peau crevassée, on entend craquer et gronder la glace à l’intérieur. Comme nous, lorsque nous faisons un mauvais rêve, le dragon se réveille parfois en sursaut. Des blocs de glace gros comme des maisons se détachent alors et dégringolent le long des parois en un vacarme assourdissant. Qui n’y prend garde pourrait être avalé par les gorges sombres et profondes qui s’ouvrent sous ses pieds. Si ces êtres de glace imposants et dangereux nous effraient, ce sont en réalité les hommes qui présentent un danger pour eux. Devant ces géants menacés d’extinction, je ressens autant de peine que si j’assistais à l’agonie d’un ami.

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Dernière modification 01.06.2022

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