Places d’armes et de tir: L’armée défend des habitats de grande valeur

De nombreuses places d’armes et de tir de l’armée suisse abritent une riche biodiversité. Ces sites présentent en effet un nombre très élevé d’habitats dignes de protection et d’espèces menacées, qui sont en recul ailleurs en raison de l’utilisation intensive des sols.

Texte: Stefan Hartmann

Waffenplatz Frosch
Grenouille rousse sur la place du tir de Glaubenberg (LU/OW), qui sera désaffectée en 2020.
© zVg

En 2013, un biologiste fait une découverte étonnante dans une galerie militaire désaffectée de la place de tir de Magletsch, dans la vallée du Rhin saint-galloise : à la recherche d’habitats susceptibles d’abriter des chauves-­souris, il remarque un insecte jaune-brun plutôt insignifiant. Il s’agit d’un grillon cavernicole, qui n’avait encore jamais été observé en Suisse. La découverte fait donc sensation. Le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) réagit immédiatement et place la galerie sous protection afin de préserver l’insecte.

Une oasis pour les oiseaux

Le DDPS est très actif dans le recensement et la protection des espèces menacées. Depuis 2012, les populations d’oiseaux nicheurs et de plantes vasculaires sont suivies dans 26 de ses plus grands sites. Pour ce faire, la méthodologie du monitoring de la biodiversité en Suisse (MBD) de l’OFEV est appliquée. Les plantes sont inventoriées tous les cinq ans, les oiseaux nicheurs tous les deux ans. Quelques-unes des surfaces cartographiées se sont avérées des zones d’importance nationale pour certaines espèces. Ainsi, une alouette lulu sur cinq vivant en Suisse niche sur les places d’armes de Bure (JU) et de Bière (VD), en partie fermées au public pour des raisons de sécurité.

« Avec 38 à 40 espèces d’oiseaux nicheurs par kilomètre carré, les terrains de l’armée n’abritent pas plus d’espèces que les surfaces civiles comparables du MBD Suisse », relève le biologiste David Külling. « Par contre, elles accueillent beaucoup plus d’espèces menacées figurant sur la liste rouge », poursuit le directeur du centre de compétences Nature du DDPS. En ce qui concerne les oiseaux nicheurs, les trois relevés effectués montrent que les deux tiers des espèces répertoriées sur les listes rouges privilégient les sites militaires. Il en va de même pour les trois quarts des espèces cibles et emblématiques définies dans les objectifs environnementaux pour l’agriculture (OEA). Ainsi, la fauvette grisette, un oiseau poten­tiellement menacé, se reproduit sur au moins cinq places d’armes différentes. Sa présence y est six fois plus fréquente que sur la surface comparative du MBD Suisse.

Zones favorables à la biodiversité

À la différence des oiseaux nicheurs, un seul recensement des plantes vas­culaires a été réalisé jusqu’ici sur les 26 sites du DDPS ; le second est en cours. Il en ressort néanmoins un tableau très similaire : les deux tiers des espèces inscrites sur la liste rouge sont également présentes sur des sites de l’armée, une proportion nettement supérieure à celle des sites civils de référence. Toutefois, les données les plus récentes collectées sur quelques places d’armes, terrains de tirs et aérodromes militaires indiquent un recul du nombre d’espèces par rapport au premier relevé. Cette évolution est particulièrement marquée sur la place d’armes de Chamblon (VD), où le nombre d’espèces a chuté de façon spectaculaire, passant de 42 à l’occasion du premier recensement (2012-2016) à 14 en 2018. Sur la place de tir du Petit-Hongrin (VD), il a diminué de 59 à 49. Que s’est-il passé ? « La sécheresse de l’été 2018 a joué un rôle majeur », explique David Külling. « En septembre 2018, Chamblon ressemblait à une savane sèche d’Afrique du Nord, même les haies étaient desséchées. » Néanmoins, dès février 2019, le nombre de rosettes d’orchidées était à nouveau supérieur à la moyenne.

Les zones militaires jouent un rôle important dans la conservation et la promotion de la biodiversité en Suisse. Au cours des 30 à 40 dernières années, la pression exercée par l’urbanisation, l’agriculture de plus en plus intensive, les infrastructures de transport et les activités de loisirs n’a cessé de croître. Depuis la création des premières places d’armes et de tir il y a environ 200 ans, auxquelles se sont par la suite ajoutés des aérodromes militaires, il a été possible de préserver sur ces surfaces une biodiversité qui, souvent, n’existe plus ailleurs dans le pays.

Au sein du DDPS, la conscience de la richesse des espèces présentes sur ses quelque 200 sites a progressé au cours des 30 dernières années. Acceptée par le peuple en 1987, l’initiative de Rothenthurm, qui visait à protéger les marais de la région contre les projets d’agrandissement de la place d’armes de Rothenburg, a créé un déclic et conduit le DDPS à changer d’approche.

À travers son programme Nature, paysage, armée (NPA), le DDPS assume désormais sa responsabilité envers le patrimoine naturel de ses sites. En effet, ceux-ci comportent environ deux fois plus de surfaces comprenant des mi­lieux dignes de protection que le reste du pays. En l’absence d’une stratégie claire toutefois, la biodiversité des terrains de l’armée reste menacée. Ici aussi, la pression liée à l’utilisation des sols ne cesse d’augmenter, notamment de la part du secteur civil. C’est pourquoi le programme NPA, lancé en 2000, fixe des règles du jeu claires.

Waffenplatz Rinder
L’alpage de Wasserfallen, qui fait partie de la place de tir du Glaubenberg, constitue une mosaïque d’associations végétales dignes de protection. Le pacage extensif permet de maintenir dégagée et de préserver cette zone marécageuse protégée.
© zVg

Concilier les différents intérêts

« Le programme NPA a pour but princi­pal de concilier les différents intérêts des usagers en considérant les besoins de protection de la faune et de la flore », explique David Külling. Les terrains d’exercice sont utilisés par les troupes en formation, mais aussi par des exploitants agricoles. Pour la culture extensive de ces zones, ils bénéficient essentiellement de subventions fédérales issues du budget de l’agriculture. D’autre part, les citoyens souhaitent s’adonner à des activités de loisirs : cyclisme, jogging ou encore ornithologie. Des experts mandatés par le DDPS sont donc chargés d’identifier d’éventuels conflits d’intérêts entre la protection de la nature et des paysages, l’usage militaire et l’utilisation par des tiers, selon une procédure qui comprend également la recherche de solutions. Autrement dit, l’usage militaire et la conservation de la nature peuvent coexister. Néanmoins, il arrive que la mise en balance des intérêts penche soit en faveur de la défense nationale, soit en faveur de la protection de la nature. Depuis 2000, le DDPS a ainsi mis en œuvre le programme NPA sur une grande partie des terrains de l’armée abritant des habitats à protéger.

Des mesures d’entretien adaptées

Une meilleure protection des espèces exige également des mesures appropriées. Par exemple, le nombre de territoires de l’alouette lulu a pu être doublé sur la place d’armes de Bure en créant des jachères non fertilisées entre les pistes de chars. Les exploitants agricoles doivent y respecter un cahier des charges précis.

Sur le terrain d’exercice de Gubel, près de Menzingen (ZG), le nombre d’espèces nicheuses a ainsi doublé après la reconversion de la monoculture d’épicéas en forêt pionnière. Outre une agriculture appropriée, la protection des prairies sèches et humides, riches en espèces et très nombreuses sur les terrains de l’armée, implique également de lutter contre les plantes indésirables, comme la fougère aigle indigène, qui prolifère depuis le début des années 1980 sur la zone de tir de Calanda, située sur la place d’armes de Coire.

Une reconversion à bien gérer

« Aujourd’hui, les places d’armes et de tir militaires, de même que les bases aériennes, constituent une pierre angulaire de la stratégie fédérale de protection de la biodiversité », explique Laurence von Fellenberg, de la section Gestion des paysages de l’OFEV. Le DDPS et l’OFEV collaborent étroitement depuis une trentaine d’années et ont mis au point ensemble le programme NPA. Cependant, le développement de l’armée a pour effet que nombre de ces terrains ne sont plus utilisés et peuvent donc être reconvertis pour un usage civil. Leur fermeture crée une nouvelle situation, explique la collaboratrice de l’office. « Lors de leur restitution, il faut s’assurer que ces zones étendues, présentant des biotopes de valeur, ne se retrouvent pas soudain dépourvues de protection. »

Il y a donc fort à faire. Le plan d’action Biodiversité, adopté par le Conseil fédéral en 2017, impose des obligations au DDPS et à l’OFEV. Dans le cadre d’un projet pilote, ils doivent déterminer comment gérer les terrains et les bâtiments dont l’armée n’a plus besoin, comme les places de tir de Sensegraben (FR) et du Glaubenberg (LU/OW, voir encadré). Il en résulte une réorganisation des responsabilités. Pour Laurence von Fellenberg, il importe de résoudre les questions suivantes : comment réa­gir désormais l’entretien de ces zones pour sauvegarder leur valeur ? Et qui surveillera le mode et l’intensité de leur utilisation, pour éviter de les soumettre à une pression trop forte ? Pour l’experte de l’OFEV, il ne fait aucun doute que « préserver la biodiversité sur ces surfaces extrêmement importantes sur le plan écologique est une tâche urgente ».

Des barrages antichars aux surfaces de connexion

Outre les places de tir désaffectées, le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) souhaite abandonner quelque 200 ouvrages (barrages antichars) et fortifications d’une grande valeur écologique. Pro Natura négocie actuellement avec le DDPS l’achat d’une vingtaine de ces installations désaffectées. Pour l’organisation de protection de la nature, ils représentent en effet des habitats de qualité pour les insectes, les petits mammifères et les amphibiens. Les barrages antichars, dont la largeur peut atteindre 20 mètres, sont particulièrement intéressants, notamment dans les zones d’agriculture intensive du Plateau. « L’idéal, c’est lorsqu’ils forment un corridor à travers une vallée entière », précise Andrea Haslinger, de Pro Natura. « Nous les valorisons en y ajoutant des tas de pierres, des haies et des
prairies fleuries. »

Fin des tirs au Glaubenberg

À l’exception de la zone de Wasserfallen, la place de tir du Glaubenberg (LU/OW), qui couvre environ 20 kilomètres carrés, sera désaffectée dès 2020. Elle est située dans la région du même nom qui abrite un site marécageux d’importance nationale.

Après 1998, le pacage estival y a été progressivement réduit, comme le prévoient depuis 1994 les directives Utilisation militaire et protection des marais élaborées par l’OFEV et le DDPS, ce qui a permis d’améliorer considérablement la qualité des marais en l’espace de dix ans. C’est ce que démontrent deux vols de mesure (par infrarouge) et une cartographie des plantes, réalisés par l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL) et analysés dans le récent ouvrage en allemand Moore der Schweiz. Avec la désaffectation d’une grande partie de la place de tir, de nouvelles responsabilités apparaissent. Bien que le DDPS reste propriétaire du site, il devra trouver, en collaboration avec l’OFEV, de nouveaux partenariats et de nouvelles solutions pour assurer sa protection et son entretien.

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Dernière modification 04.09.2019

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