Étude des gammares: Un petit animal si capital

Nul besoin d’aller sur Mars pour trouver de nouvelles formes de vie, il suffit de se rendre dans le val Muota (SZ). Une équipe de chercheurs suisses et slovènes y a identifié trois nouvelles espèces de gammares dans une grotte. Cette découverte constitue l’un des moments forts de ce projet de recherche mené à grande échelle.

Texte: Mirella Wepf

Les gammares (ici gammarus fossarum) jouent un rôle central dans les écosystèmes aquatiques.
© ky

Savez-vous ce qu’est un gammare ? Si vous avez un jour retourné une pierre dans un ruisseau, vous en avez sans doute déjà rencontré. Il s’agit de petits crustacés au corps recourbé qui rampent lentement sur le côté le long des pierres. Si les espèces marines peuvent atteindre 30 centimètres, celles qui peuplent les eaux suisses mesurent de 2 millimètres à 4 centimètres de long, et ressemblent à des crevettes. Elles font partie de l’ordre des amphipodes.

Les gammares, qui jouent un rôle de premier plan au sein des écosystèmes aquatiques, sont de loin les petits organismes invertébrés (macro-invertébrés) les plus fréquents de nombreux cours d’eau. Quantité d’entre eux se nourrissant du bois et des feuilles tombés dans l’eau, ils contribuent pour une large part à la décomposition de la biomasse végétale. Ils servent aussi de nourriture à différents poissons. Enfin, leur grande sensibilité aux polluants en fait de précieux indicateurs de la qualité des eaux.

Comme ils ne mangent pas proprement, ils répandent derrière eux des miettes de leur repas, pour le plus grand bonheur des micro-organismes. Les bactéries et les champignons colonisent à leur tour ces débris végétaux et contribuent ainsi à les rendre plus digestibles.

Chaque maillon compte

Combien d’espèces de gammares existe-t-il en Suisse ? Malgré le rôle important joué par ces petits crustacés, la réponse s’est longtemps fait attendre. Une équipe de chercheurs œuvrant pour le compte de l’institut Eawag et de l’Université de Zurich s’est penchée sur cette question pendant plus de six ans, en collaboration avec des scientifiques slovènes. Ils sont arrivés à la conclusion que, pour l’heure, le pays en abrite 40 espèces, dont 27 indigènes et 13 exotiques.

Au cours de cette étude, les chercheurs ont également eu la joie de découvrir cinq espèces de gammares jusqu’alors inconnues, dont trois dans les grottes de Hölloch (SZ). Les deux autres espèces ont été observées dans des sources et des échantillons d’eaux souterraines de l’Oberland bernois et du nord-est du pays. Sur ces cinq espèces, quatre n’existent qu’en Suisse, ce qui nous confère une responsabilité particulière à leur égard, souligne Stephan Lussi, de la section Milieux aquatiques de l’OFEV. L’office a d’ailleurs apporté une aide financière décisive aux travaux de recherche. « La biodiversité constitue le socle même de l’existence humaine, et chaque maillon compte », explique l’expert de l’OFEV. En signant la Convention des Nations unies sur la diversité biologique, la Suisse s’est en effet engagée à surveiller et à sauvegarder la biodiversité.

Experts et bénévoles à la rescousse

S’agissant des lacs et des cours d’eau, les chercheurs ont pu mettre sur pied assez rapidement une solide base de données, en collaborant avec l’OFEV et les divers programmes de monitoring menés par la Confédération et les cantons. La situation s’est révélée tout autre pour les eaux souterraines : le professeur Florian Altermatt, responsable d’un groupe de recherche à l’Eawag, et son collaborateur scientifique Roman Alther ont dû demander de l’aide. Ils ont fait appel au professeur Cene Fišer et à son collègue Vid Švara, de l’Université de Ljubljana. Cene Fišer est l’un des plus éminents experts en matière de gammares souterrains du genre Niphargus. Très vite, les chercheurs ont décidé de publier conjointement un livre sur les amphipodes (voir encadré ci-dessous). « À nous seuls, nous avons largement contribué à augmenter la fréquentation de la ligne ferroviaire Zurich-Ljubljana », remarque avec amusement le professeur Altermatt.

Du point de vue technique, prélever des échantillons en milieu souterrain n’est pas une tâche aisée et nécessite l’intervention de spéléologues expérimentés pour arpenter le dédale des galeries. Les chercheurs ont donc lancé un appel à l’aide dans les revues de spéléologie, lequel a suscité un vif intérêt. En un temps record, des dizaines d’échantillons ont été prélevés dans les milieux souterrains de Suisse. Markus Flury, de Kriens (LU), compte parmi les nombreux spéléologues à avoir participé au projet. « Ces petites créatures sont difficiles à capturer, elles prennent la fuite dès qu’elles sont éclairées », explique-t-il.

Plongeur spéléologue expérimenté, il est membre du groupe chargé d’inspecter les grottes de Hölloch, qui s’est vu accorder le droit, en remerciement de son précieux travail, de nommer les trois nouvelles espèces : Niphargus styx (en référence au lieu de sa découverte dans la grotte, « Styx »), Niphargus murimali (découverte sous le « Bösen Wand », le « mur mauvais ») et Niphargus muotae (du nom de la rivière Muota).

Des milieux sous pression

Le projet de recherche pluriannuel « Amphipod.CH » n’a pas seulement permis de découvrir des espèces inconnues, mais d’établir aussi des cartes de répartition, qui indiquent avec précision la présence des différentes espèces de gammares. Leur sensibilité aux substances polluantes étant très variable, il s’agit d’un bénéfice considérable pour le monitoring des eaux. Pendant longtemps, la recherche sur l’eau n’a effectivement guère fait de distinction entre les diverses espèces.

« Les eaux en Suisse subissent une pression colossale », observe le professeur Altermatt. Selon lui, si les eaux proches de l’état naturel fourmillent de gammares, les eaux situées dans les zones à caractère agricole présentent une biodiversité nettement inférieure. Dans des conditions aussi défavorables, les résidus organiques se dégradent difficilement et ne peuvent donc pas servir à la chaîne alimentaire. Le réchauffement climatique et l’apparition d’espèces envahissantes compromettent également la survie des petits organismes. En effet, depuis l’ouverture de la liaison fluviale Rhin-Main-Danube en 1992, plusieurs espèces de gammares originaires de la région de la mer Noire ont gagné les eaux suisses par le Rhin. Florian Altermatt relève par ailleurs qu’une connaissance plus précise de la répartition de ces petits crustacés pourrait permettre de montrer l’incidence négative des résidus polluants dans les eaux et d’appliquer des mesures de protection.

Mieux explorer les eaux souterraines

Dans les années à venir, le professeur et son équipe entendent approfondir leurs connaissances sur les gammares et étudier la répartition des amphi­podes dans les eaux souterraines de l’ensemble du pays. Dans le cadre d’un projet pilote, une étudiante en master a contacté les fontainiers des cantons de Zurich, d’Argovie, de Soleure et de Bâle-Campagne et reçu jusqu’à présent une centaine d’échantillons positifs. Sur le plan chimique, les eaux suisses font déjà l’objet d’un très bon suivi, explique Florian Altermatt. « Le suivi des amphipodes et d’autres organismes peut toutefois fournir des informations complémentaires précieuses. Les biocénoses préservées, par exemple, sont un indicateur de la qualité des eaux sur le long terme. » Les eaux souterraines étant souvent difficiles d’accès, l’équipe de chercheurs prévoit de développer un test qui pourra également détecter la présence de gammares grâce aux traces d’ADN dans l’eau.

La collaboration avec les spéléologues demeure aussi d’actualité. « Nous sommes toujours à l’affût de nouveaux spécimens issus des grottes suisses », précise Roman Alther. « Il est tout à fait possible que nous découvrions de nouvelles espèces parmi eux. » De son propre chef, il a développé une application dans le but de rendre plus accessible, dès 2020, la clé de détermination figurant dans l’imposante publication citée plus haut (390 pages pour 1,1 kilogramme). Florian Altermatt et lui donnent également des cours afin de transmettre les connaissances récemment acquises aux cercles intéressés.

« Les spécialistes qui disposent des connaissances appropriées en matière de détermination constituent hélas, eux aussi, une espèce menacée », constate le professeur Florian Altermatt. Or une bonne connaissance des espèces représente la base de la science. « Dans le domaine des gammares au moins, Roman Alther et moi tentons aujourd’hui d’inverser un peu cette tendance ! »

Guide pratique et ouvrage de référence à la fois

L’ouvrage Amphipoda, publié en allemand et en français dans la série Fauna Helvetica, offre pour la première fois une vue d’ensemble complète des gammares en Suisse. Il propose une clé de détermination trilingue (français, allemand et anglais) qui couvre l’ensemble des 40 espèces connues aujourd’hui sur le territoire helvétique et dans les pays voisins. Il traite également de certaines espèces qui n’ont pas encore été observées en Suisse, mais qui pourraient l’être à l’avenir. Monographie richement illustrée, il s’accompagne pour chaque espèce d’une carte de répartition et constitue un ouvrage de référence aussi bien pour des études ultérieures que pour une utilisation plus large dans la recherche et la pratique.

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Dernière modification 03.06.2020

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