Les limites du nudge

Pour remplir ses objectifs en matière de politique environnementale, la Confédération peut recourir à un large éventail d’instruments. Un nouvel outil, élégant et très apprécié, est venu s’y ajouter : le nudge. Il permet d’induire des changements de comportement sans interdictions ni obligations. Mais il n’est pas adapté à tous les domaines.

Texte: Nicolas Gattlen

Le nudging d'État est-il une méthode légitime ou une manipulation inadmissible des citoyennes et des citoyens?

À vrai dire, nous devrions tous avoir à cœur de préserver l’environnement car, même d’un point de vue purement économique, il est plus avantageux à long terme de le protéger que de le détruire. Pourtant, nous avons tendance à l’oublier dans nos gestes quotidiens. Même si nous avons conscience des conséquences négatives de certains choix, nous continuons à acheter des produits nocifs pour l’environnement, à nous rendre en voiture au centre sportif d’à côté et à opter pour des mix énergétiques classiques. Pourquoi agissons-nous ainsi ?

Impulsivité vs rationalité 

L’économie comportementale a trouvé de multiples réponses à cette question. L’un de ses éminents spécialistes, l’Américain Richard Thaler, a par exemple démontré que les gens ont des « biais cognitifs » qui les portent à accorder davantage d’importance aux effets à court terme qu’aux conséquences appelées à survenir dans un avenir éloigné. Il a également constaté un manque de maîtrise de soi : dans notre cerveau, « l’acteur myope » s’oppose au « planificateur prévoyant ». Le premier nous fait voir les choses à court terme et nous rend impatients, tandis que le second nous amène à favoriser nos intérêts à long terme et à réfléchir mûrement avant de prendre des décisions. Dans ce combat, c’est trop souvent l’acteur myope qui gagne.

Mais cette impulsivité peut aussi être exploitée pour la bonne cause, estime Richard Thaler, qui a obtenu le Prix Nobel pour ses travaux de recherche en 2017. Il faut pour cela que le contexte dans lequel nous prenons nos décisions soit organisé de manière à ce que nous prenions spontanément la direction souhaitée.

Changer les paramètres par défaut

Dans les années 1990 déjà, Richard Thaler avait démontré qu’un minuscule changement de système pouvait améliorer la retraite de millions de personnes. Il avait en effet remarqué que beaucoup d’Américains rechignaient à investir une partie de leur salaire dans un plan de prévoyance, alors même qu’ils pouvaient se le permettre. Il a donc proposé un modèle « par défaut » : au lieu de choisir activement de cotiser à la prévoyance vieillesse de leur entreprise (opting in), les salariés étaient incités à le faire d’office mais pouvaient décider d’y renoncer (opting out). Le résultat ne s’est pas fait attendre : le taux de participation est passé de près de 50 % à 85 %.

Dans le jargon spécialisé, on parle de nudge – en français, coup de pouce – pour décrire les instruments de l’économie comportementale tels que ces valeurs définies par défaut. Richard Thaler et le juriste américain Cass Sunstein ont utilisé ce terme pour la première fois dans leur best-seller paru en 2008 Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision. Les exemples pratiques qu’ils décrivent sont aussi intéressants que surprenants. Des enfants ont amélioré leurs résultats scolaires après qu’on leur a expliqué la valeur d’une bonne formation en comparant une petite voiture avec une voiture de luxe. Dans un self-service, un miroir placé derrière le buffet a amené les élèves à piocher plus dans les fruits que dans les donuts. Et de nombreuses expériences ont démontré que les gens déploient davantage d’efforts en faveur de l’environnement lorsqu’ils savent que leurs concitoyens en font de même.

Le « paternalisme libertarien »

Dans le monde anglo-saxon, les responsables politiques se sont saisis avec enthousiasme des idées du Prix Nobel. Le président américain Barack Obama a créé une cellule nudge au sein de son administration, tout comme le Premier ministre britannique David Cameron. Très vite, des dizaines d’autres États et institutions publiques leur ont emboîté le pas. L’engouement s’est aussi propagé dans les milieux de la protection de l’environnement. Ce nouvel outil politique est qualifié par ses concepteurs de paternalisme libertarien : l’État incite, sans obliger ni interdire. Personne n’est contraint à quoi que ce soit. Il ne s’agit que d’un coup de pouce, pour son propre bien.

Mais ce concept s’attire aussi des critiques. Comment l’État peut-il savoir avec certitude quelle est la meilleure décision pour l’individu à long terme ? Et comment peut-il être sûr que ce qui est « raisonnable » est systématiquement mieux pour la personne qui reçoit le coup de pouce ? Un fumeur peut avoir conscience des risques qu’il prend pour sa santé et regretter d’être accro au tabac, mais il est aussi possible que fumer l’aide à réduire son stress, à avoir des contacts sociaux et à vivre plus sereinement. Ce que Richard Thaler considère comme une « mauvaise décision » irrationnelle, qu’il faut donc corriger, est peut-être tout à fait sensé et satisfaisant pour la personne elle-même.

Les risques de l’État-nounou 

Le nudge repose ainsi sur l’hypothèse qu’il est dans la nature humaine de prendre de mauvaises décisions et qu’il faut donc intervenir de l’extérieur, qui plus est de manière permanente puisque nous sommes des êtres non seulement imparfaits mais imperfectibles. Cette hypothèse est toutefois contestée. Gerd Gigerenzer, directeur émérite de l’Institut Max Planck de développement humain, à Berlin, déplore que le nudge cherche à contrôler les gens de l’extérieur sans améliorer leurs compétences. Cela lui rappelle la RDA, où les citoyens étaient pris en charge « du berceau à la tombe ». Résultat : « l’État-nounou » fabrique des assistés, qui n’ont plus la capacité ni l’envie de gérer leurs problèmes ou de réfléchir aux questions de société et de prendre eux-mêmes des décisions.

D’aucuns dénoncent également le conformisme engendré par ce paternalisme doux et la pression qui en découle. Si des autocollants étaient apposés sur les voitures pour indiquer leur consommation, par exemple, les plus gros pollueurs auraient à craindre d’être publiquement stigmatisés. Nous finirions par devenir un peuple de « petits-bourgeois insupportables », estime Jan Schnellenbach, économiste à l’Université technique de Cottbus, en Allemagne.

Un complément utile mais insuffisant

Ces objections n’ont cependant pas lieu d’être lorsque les pouvoirs publics utilisent le nudge pour favoriser le bien commun ou éviter des dommages à des tiers – des objectifs qui peuvent tout à fait entrer en conflit avec des préférences individuelles. Que l’État veuille changer les comportements de ses citoyens n’est pas nouveau ; c’est même le but de tout instrument politique. Chargé des questions en matière de réglementation à la section Économie de l’OFEV, Philipp Röser considère également le nudge comme un instrument pouvant se justifier, « à condition que les objectifs poursuivis aient une légitimité démocratique, que le processus législatif soit respecté et que le procédé soit exposé en toute transparence ».

Il importe aussi de s’assurer dans chaque cas que le nudge est l’outil qui convient pour atteindre le but recherché. « Dans des domaines comme la protection du climat et de la biodiversité, il y a tellement à faire qu’il faut recourir à d’autres instruments d’abord », estime Philipp Röser. Tout au plus le nudge est-il envisageable ici comme complément. D’ailleurs, son efficacité est souvent surévaluée : premièrement, il vise seulement les individus ; ­deuxièmement, il fonctionne surtout dans les contextes où il n’y a pas de gros efforts ou de sacrifices à fournir. Ce n’est pas avec le nudge que l’on peut inciter les gens à renoncer à l’avion. Il peut apporter des résultats intéressants, mais ils seront insuffisants pour atteindre les objectifs en matière de climat et de biodiversité. Si la politique misait uniquement sur cette méthode, elle ne serait pas à la hauteur de sa responsabilité envers le bien commun et les générations futures.

La contribution de l’économie comportementale

Pour remplir les objectifs de politique environnementale, la Confédération dispose d’une trentaine d’instruments : des accords conclus sur une base volontaire aux interdictions et aux obligations, en passant par les campagnes d’information et les incitations financières. L’économie comportementale permet d’améliorer nettement l’efficacité de ces outils. Par rapport à l’approche économique courante, qui ne considère souvent que le rapport coût-utilité, l’économie comportementale tient compte d’autres aspects expliquant le comportement humain, notamment les habitudes, les valeurs, les normes sociales, les préférences de statut et d’horizon temporel. Autant de facteurs qui peuvent influer fortement sur l’efficacité d’une mesure. Au sein de l’OFEV, c’est la section Économie qui possède les compétences dans ce domaine et qui conseille les différentes divisions de l’office. 

Bien que les bases légales le permettent, les instruments de l’économie comportementale comme le nudge ne sont actuellement pas utilisés dans la politique environnementale de la Confédération. Par contre, les services industriels de plusieurs villes suisses y recourent en proposant par défaut un mix énergétique « vert », composé en majorité d’écocourant et donc un peu plus cher. Les habitants qui veulent réduire leur facture peuvent le faire, mais ils doivent modifier les paramètres. Les statistiques de ces services industriels montrent que 70 à 85 % des ménages conservent les valeurs par défaut.

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Dernière modification 01.12.2021

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