Pour limiter les effets des bouleversements climatiques, nous devons changer de comportement. Pourtant, malgré l’urgence, les changements sont très lents. Peter Lüthi, 64 ans, actif au sein du WWF pour la protection de l’environnement, et Tabea Pusceddu, 33 ans, psychologue environnementale, s’interrogent sur ce paradoxe.
Propos recueillis par Ramona Nock
Tabea Pusceddu
Tabea Pusceddu (33) a étudié la psychologie du travail et des organisations. Elle a ensuite travaillé dans le domaine du développement du personnel et des organisations et achève actuellement un master de psychologie économique à la Haute école spécialisée de la Suisse du Nord-Ouest. Spécialisée en psychologie environnementale, elle s’intéresse aux leviers de motivation susceptibles d’amener les individus à consommer de manière plus durable et plus responsable. Tabea Pusceddu fait partie de l’Association suisse de psychologie environnementale.
Peter Lüthi
Peter Lüthi (64) a exercé de 1984 à 1989 les fonctions de rédacteur photo, rédacteur et éco-pédagogue au sein du WWF Suisse. Jusqu’en 2000, il est également coordinateur régional de la section Grisons du WWF. Avec d’autres passionnés, il fonde ensuite la fondation Biovision pour un développement écologique. Il y intervient aujourd’hui en mandat indépendant en tant que journaliste et photographe de presse.
Peter Lüthi, dans les années 1980, vous alertiez déjà la population, alors que les risques liés aux changements climatiques étaient encore peu connus. Comment avez-vous procédé ?
Peter Lüthi : Lorsque j’ai rejoint le WWF en 1984, nous nous mobilisions contre le dépérissement des forêts, l’énergie atomique ou la construction de routes nationales. Nous avons été félicités, mais aussi attaqués. Certaines personnes estimaient que la mission du WWF se limitait à la protection des animaux, et que l’organisation n’avait donc pas à se mêler de la politique environnementale de la Suisse. Plus tard, je me suis engagé pour la protection des paysages et des biotopes et contre la destruction des lacs et cours d’eau par les centrales hydroélectriques de la Greina au Val Curciusa pour WWF Grisons. Nous avons même défendu cette vallée alpine devant le Tribunal fédéral et mis en place des actions médiatiques.
Quelles actions, par exemple ?
PL : Nous avons notamment posé des guirlandes de ballons pour marquer l’emplacement de projets de barrages menaçant le paysage et nous avons fait défiler des chèvres dans la Bahnhofstrasse de Zurich pour défendre le Val Madris, une vallée dans les Grisons menacée de disparition par le projet d’aménagement d’un barrage. Cette action a été relayée au journal télévisé. Dans les urnes, en revanche, notre voix portait peu face aux projets concernant l’énergie. Mais ces campagnes de votation ont contribué à forger l’opinion publique. La jeunesse d’aujourd’hui qui milite en faveur du climat accomplit ce que nous n’avions pas réussi à faire à l’époque : faire en sorte que les partis conservateurs se saisissent aussi des problématiques liées aux changements climatiques.
Quelle est la force de la jeunesse d’aujourd’hui en matière de lutte pour le climat ?
PL : Elle a su tirer parti de son lien direct avec la génération précédente. Lorsqu’une jeune femme, par exemple, dit à son père que c’est son avenir qui est en jeu, elle fait appel aux sentiments et l’incite à agir. Cette proximité émotionnelle a davantage d’impact que nos actions d’autrefois.
Pensez-vous que nous n’avons pas encore pris conscience des effets du réchauffement climatique ?
Tabea Pusceddu : Possible. D’un point de vue psychologique, c’est un mécanisme d’autoprotection qui entre en jeu face à cette situation. Intégrer tout ce que nous percevons finirait par nous détruire. Nous nous protégeons donc en banalisant ou en refoulant certaines réalités. À cela s’ajoute le fait que la crise climatique est un problème extrêmement complexe. Les conséquences de nos actes ne seront souvent perceptibles que bien plus tard, voire à un tout autre endroit du monde. Nous tendons ainsi inconsciemment à minimiser le problème ou à considérer les informations reçues comme trop alarmistes.
PL : Il est impossible de ne pas avoir conscience du problème. Récemment encore, la région d’Émilie-Romagne en Italie a été inondée en raison d’événements météorologiques extrêmes. Mais la plupart du temps, pourtant, ces événements n’engagent aucun changement de comportement.
TP : Effectivement, on pourrait supposer qu’il suffit d’informer les gens d’un problème pour qu’ils réagissent. Si le fait de savoir n’induit pas de changement de comportement, c’est aussi que d’autres facteurs interviennent, comme le sentiment d’impuissance qui nous laisse penser que nous ne pourrons guère renverser la tendance. Le confort aussi joue un rôle. Lorsque nos valeurs ne sont plus en phase avec notre comportement, il se crée un état de tension désagréable que l’on appelle en psychologie la dissonance cognitive : je souhaite préserver l’environnement, mais aussi partir en avion à Hawaï pour les vacances. Je cherche alors à justifier mon choix par le fait que j’utilise très peu la voiture et que je peux donc me permettre un vol longue distance. Cette fausse justification permet de se retrouver en accord avec soi-même.
Est-ce que des mesures telles qu’une augmentation importante du prix des billets d’avion, par exemple, pourrait avoir un effet ?
TP : Le prix est un facteur d’influence certain. Quand l’avion est largement moins onéreux que le train pour voyager en Europe, une conviction forte est nécessaire pour faire le choix de payer davantage pour un trajet qui en outre prendra plus de temps. Tant que les alternatives respectueuses de l’environnement seront proposées à un tarif supérieur ou égal aux autres offres, la majorité de la population ne franchira pas le pas.
PL : Selon mon expérience, les leviers d’action les plus efficaces pour influer sur les comportements sont le porte-monnaie et la mise en place de conditions-cadres politiques. Il faut changer ce paradigme de toute urgence et tenir compte de la vérité des coûts.
Mais vous n’aurez pas de majorité politique avec des revendications comme une taxe sur les billets d’avion. Doit-on adapter la manière dont on parle de la crise climatique pour voir les comportements changer ?
PL : Les causes et les effets des changements climatiques et de la perte de biodiversité sont largement connus et documentés. Cependant, nous n’en tirons pas les bonnes conséquences. À mon avis, c’est en intégrant les émotions dans la communication que l’on peut renforcer les chances d’un changement de comportement.
C’est-à-dire ?
PL : Nous tenons beaucoup à protéger ce que nous aimons. Montrer des images d’animaux mignons menacés par les changements climatiques ou de familles africaines luttant pour leur survie peut – je l’espère – déclencher une modification de comportement.
TP : Susciter l’émotion est certes important, mais peut aussi amener certaines personnes à se sentir démunies et impuissantes. Il faudrait faire des propositions concrètes illustrant que chacun et chacune peut agir à une échelle individuelle. L’environnement social et la volonté d’appartenance au groupe jouent un rôle décisif. Si vous êtes la seule personne au sein de votre cercle d’amis à consommer encore de la viande ou à utiliser votre voiture plutôt que les transports publics, vous finirez par vous interroger sur vos propres pratiques. J’ai remarqué qu’observer un mode de vie plus écologique éveille la curiosité. En choisissant de servir un repas végan à ses invités ou en déclinant l’invitation à un mariage en Grèce pour préserver le climat, vous suscitez l’intérêt et vous serez amené à parler de vos valeurs. Ce n’est pas utile de faire la morale ou d’imposer des choses aux autres.
Pourquoi pensez-vous néanmoins qu’il est nécessaire de faire des propositions concrètes incitant à un mode de vie plus durable ?
TP : Ces propositions réduisent le sentiment d’impuissance et on fait l’expérience que le moindre petit changement compte. Je crois que la grande majorité des humains souhaite protéger l’environnement, mais se sentent dépassés, n’ayant pas toujours connaissance des principaux leviers d’action ni de ce qui a vraiment un impact. Il faut amener les gens à agir. Je tiens toutefois à préciser que la responsabilité vis-à-vis du climat n’incombe pas seulement à l’individu, mais aussi à la sphère politique.
En matière de sensibilisation, est-ce que cela aide d’adopter une approche différente pour chaque génération ?
TP : Les jeunes, souvent encore en quête d’identité, ont davantage de facilité à modifier leurs comportements que des individus plus âgés, moins enclins à renoncer à un certain style de vie. Une approche pertinente pourrait donc être d’en appeler à la responsabilité que ces derniers portent vis-à-vis de leur descendance, en soulignant l’importance de la protection du climat pour l’avenir de leurs petits-enfants. De manière générale, il faut adapter la communication aux groupes cibles et tenir compte de leur niveau de connaissances sur les changements climatiques.
PL : Les canaux de communication diffèrent selon les générations. Les liens émotionnels établis avec la nature et le paysage existent néanmoins dans tous les groupes d’âge et peuvent donner lieu à une approche commune. Apprendre que le petit coin tranquille où l’on aime s’installer sera bientôt détruit au profit d’une installation de production électrique crée toujours un effet.
TP : Je constate aussi que les personnes de mon âge ou plus jeunes sont sensibilisées à la question par le biais de séries ou de documentaires qui traitent des risques liés aux changements climatiques et présentent aussi des ébauches de solutions.
Les incitations à des comportements respectueux du climat devraient-elles être plus présentes dans notre quotidien ?
TP : À mon avis, oui. Les changements climatiques constituent une gigantesque menace et sont pourtant peu présents dans les médias.
PL : Selon moi, la question du climat est déjà omniprésente dans les médias et le débat public. Ce qui fait défaut, c’est le déclic pour modifier nos comportements. La situation actuelle me laisse assez perplexe. En Suisse, le « jour du dépassement » a été atteint le 13 mai, date à laquelle nous avons épuisé les ressources que notre planète est capable de renouveler chaque année. En matière de biodiversité, notre pays figure en bas du classement européen. Malgré cela, nous poursuivons notre chemin dans la mauvaise direction. Cette vision à court terme dénote un manque de courage et un comportement irresponsable, car la crise climatique et la perte de biodiversité mettent gravement en danger les générations futures.
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Dernière modification 29.11.2023