Interview: « La croissance économique n’est pas une loi naturelle »

Selon Julia Steinberger, il est possible de combiner prospérité et respect de l’environnement. Entretien avec la physicienne spécialisée dans la décroissance.

Interview: Brigitte Wenger

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Chercheuse et militante écologiste, Julia Steinberger, 49 ans, a grandi dans la région de Genève et a étudié la physique et les mathématiques au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Depuis 2020, elle est professeure d’économie écologique à l’Université de Lausanne. Coautrice principale du sixième rapport d’évaluation GIEC, Julia Steinberger s’engage aussi comme militante écologiste. Sa participation, en 2022, à un blocage de route avec « Renovate Switzerland » a aussi fait l’objet de critiques en raison de sa fonction de professeure. Pour Julia Steinberger, le fait de faire de la recherche n’exclut pas le militantisme.

À quoi ressemblerait, d’après vous, le monde post-croissance ?

Dans l’idéal, il serait diversifié et dynamique, axé sur la culture et la créativité, avec des gens qui recherchent la vie en communauté plutôt que le luxe. L’énergie serait produite de manière à économiser les ressources. L’environnement serait propre, le système de santé, bien développé et il y aurait davantage d’égalité entre les pays du Sud et ceux du Nord. Enfin, la société serait plus démocratique et moins influencée par les marchés.

Pour le projet « Post-Growth Deal », que vous menez avec deux chercheurs de Barcelone, vous avez reçu dix millions d’euros de la part du Conseil européen de la recherche. Il s’agit, jusqu’à présent, du plus grand investissement dans la recherche sur la post-croissance. Ce montant important est-il un signe d’espérance ?

Certains y voient un changement d’orientation de la politique, un signe que l’Union européenne se tourne à présent vers la post-croissance. Ce n’est pas forcément mon avis. Je pense plutôt que le financement de ce projet signifie que la recherche au sujet de la post-croissance est désormais reconnue et qu’elle offre un vaste éventail de possibilités. Dix millions d’euros, c’est effectivement un gros montant. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a de nombreux économistes qui bénéficient de financements
beaucoup plus importants.

De quelle manière étudiez-vous la société post-croissance, alors qu’elle n’existera peut-être jamais ?

Dans le cadre du projet « Post-Growth Deal », je m’occupe de la modélisation des systèmes d’approvisionnement. Je me demande quelles sont les ressources disponibles sur notre planète et de combien nous en avons besoin. Nous essayons de modéliser le système actuel le mieux possible, de comprendre les liens de dépendance et les inégalités. Nous pouvons ensuite modifier différents paramètres à l’intérieur de ce modèle. Que se passe-t-il lorsque nous modifions les paramètres de l’inégalité ? Et ceux de notre manière de consommer ? Que se passe-t-il lorsque la technologie devient plus performante ? En parallèle, j’analyse aussi les effets sur la pollution et sur l’utilisation des ressources. Pourquoi la construction de logements n’est-elle actuellement pas durable d’un point de vue écologique ? Qu’en est-il des transports ou de la production alimentaire ? Nous essayons de comprendre comment organiser ces systèmes d’approvisionnement de manière plus équitable et plus durable d’un point de vue écologique.

Vous étudiez aussi la question du découplage ou comment faire pour que la prospérité ne se fasse pas aux dépends de l’environnement. Est-ce possible ?

Oui, il est possible de découpler prospérité et pollution environnementale, mais pas dans le système économique actuel. La croissance économique nous a effectivement apporté beaucoup de prospérité. Cependant, si nous jetons un regard en arrière, nous pouvons constater que les êtres humains vivaient aussi très bien sans exploiter l’environnement. Il faut se demander à quel moment notre manière de fonctionner a changé. Je pense que c’était lorsque nous sommes passés à des systèmes capitalistes
et colonialistes. Notre système économique actuel amasse les richesses, tout en détruisant d’autres choses en même temps : la cohésion sociale et la planète qui nous fait vivre.

Qu’est ce que la prospérité ? Avoir une piscine dans son jardin ?

Non. La prospérité, signifie que nos besoins fondamentaux sont satisfaits et que le système de santé fonctionne bien. La prospérité, cela signifie aussi ne pas être victime de discrimination et pouvoir réaliser des projets de vie. Ce n’est pas être toujours heureux ou de vivre tous les jours comme en vacances.

Dans ce cas, pouvez-vous définir ce qu’est une société de croissance ?

Nous vivons actuellement dans une société axée sur la croissance : la recherche de plus d’activité économique et de plus de profits entraîne une plus grande consommation de matériaux, d’énergie, ainsi qu’une plus grande inégalité sociale. Nous cherchons la croissance, car elle stabilise l’économie. Une entreprise en crise licencie des employés, perd la confiance
des acteurs du marché et entraîne toute l’économie dans une spirale négative. Afin d’éviter cela, le marché doit croître sans cesse. C’est la seule manière qui permette aux entreprises de générer des profits sans ruiner la concurrence.

Et la post-croissance, qu’est-ce que c’est ?

Dans une société post-croissance, l’économie et la croissance sont découplées. La consommation des ressources ne dépasse pas les limites données par notre planète et les être humains vivent en prospérité sans surexploiter l’environnement.

Quelle serait la première étape pour y arriver ?

Nous devons changer radicalement notre manière de réfléchir et restructurer complètement notre économie. Il faut comprendre que la croissance économique n’est pas une loi naturelle. Pour l’instant, c’est le marché qui nous dicte comment agir.

Quel est le rôle d’un pays comme la Suisse dans ce processus ?

La Suisse a une place très importante dans le système actuel : la surconsom­mation, l’investissement dans les énergies fossiles et des industries destructrices ainsi que son rôle de plaque tournante des matières premières font que le pays n’est pas aussi « propre » que nous le croyons. Or, la Suisse pourrait jouer un rôle de pionnière : elle dispose d’universités innovantes, de gros moyens financiers et d’une main-d’œuvre bien formée. Nous pourrions miser davantage sur des technologies efficientes et respectueuses de l’environnement.

Et que peut-on faire au niveau individuel ?

On peut collaborer avec d’autres personnes, faire bouger les choses au sein de sa propre famille, débattre avec des amis ou militer dans son quartier pour plus de prospérité et moins de pollution.

Comprenez-vous les personnes qui craignent la fin de la croissance économique parce qu’elles la considèrent comme une condition sine qua non de la prospérité ?

Je pense qu’il y a passablement de choses à craindre aujourd’hui, mais transformer notre économie est beaucoup plus facile que de nourrir huit milliards de personnes sur une planète qui s’est réchauffée d’un degré et demi, voire de trois degrés si nous continuons comme ça. Dernièrement, j’ai discuté avec un producteur de lard danois et j’ai mentionné la nécessité de réduire la consommation de viande. Il ne partageait pas du tout mon avis. Je lui ai alors demandé ce qu’il ferait si la situation était vraiment très grave. Il m’a répondu que dans ce cas, il arrêterait évidemment tout de suite de produire de la viande. C’est bien la preuve que les gens ne comprennent pas la gravité de la situation. Aujourd’hui, on peut penser que nos demandes sont exagérées. Mais, dans quelques années, on regrettera peut-être de ne pas avoir fait davantage.

Il semble donc difficile, voire impossible de trouver le chemin vers une société post-croissance. Pourquoi ne pas abandonner ?

Certains combats valent la peine d’être menés, même si l’on ne pense pas pouvoir les gagner. Ne pas baisser les bras pour les causes importantes, cela fait partie de notre humanité. Voilà pourquoi il est important de mener ce combat.

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Dernière modification 03.04.2024

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