Avantages et risques: « Des solutions globales s’imposent »

Médicaments, détergents et fertilisants sont d’une grande utilité, mais peuvent aussi poser des problèmes à l’environnement. Dans un entretien avec Marc Chardonnens, directeur de l’OFEV, et Stephan Mumenthaler, directeur de scienceindustries, l’environnement s’intéresse aux points de friction entre les avantages et les risques liés aux produits chimiques.

Propos recueillis par Lucienne Rey

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© Kilian Kessler | Ex-Press | BAFU

M. Mumenthaler, M. Chardonnens, il est très souvent question, en Suisse, de sites contaminés. Au début du mois de juin, par exemple, il s’est avéré qu’à Viège et à Raron, dans le Valais, des sur­faces bien plus vastes qu’on ne le pensait étaient contaminées par du mercure issu de la production chimique. L’idée vous préoccupe-t-elle que nous n’ayons peut-être pas identifié tous les risques susceptibles de nous poser des pro­blèmes à l’avenir ?

Stephan Mumenthaler : La législation routière ne permet pas non plus d’empêcher tous les accidents. Elle sert surtout à établir une sécurité maximale tout en favorisant la circulation. Il en va de même des réglementations dans d’autres domaines. Mais les accidents ne pourront jamais être évités à 100 %.

Marc Chardonnens : En matière de politique envi­ronnementale, nous nous inspirons du principe de précaution, selon lequel il faut intervenir à la source des nuisances afin d’éviter les problèmes pour les générations futures. Aujourd’hui, en effet, nous devons faire face aux effets de substances utilisées dans le passé. Certaines d’entre elles étaient jugées très bonnes il y a quelques décennies, comme les biphényles polychlorés (BPC) par exemple, qui, grâce à leurs propriétés techniques, constituaient d’excellents agents isolants et réfrigérants pour les transformateurs et les condensateurs. Dans les années 1930, on ignorait encore qu’ils se concentraient dans la chaîne alimentaire. D’innom­brables substances ont des propriétés remarquables dans un domaine spécifique, mais il nous faut les recontrôler sur la base des nouveaux acquis scientifiques du point de vue de leur dangerosité et de leur impact sur l’environnement. L’industrie et les pouvoirs publics sont tenus de faire en sorte que les risques soient réduits au maximum, même si les activités humaines comportent toujours un risque résiduel.

Autrement dit, il n’est pas possible d’exclure tous les risques si l’on veut maintenir le progrès.

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S. Mumenthaler : C’est bien là la question. La principale caractéristique d’une innovation est précisément qu’elle est nouvelle, c’est-à-dire aussi inconnue. Il importe donc d’autoriser l’innovation, en vue de découvrir dans quelle mesure elle s’avère probante. Car bon nombre de ces nouveautés sont également utiles à l’environnement. Si nous considérons la charge qu’elles représentent, nous avons fait d’énormes progrès, avant tout grâce aux innovations en matière de produits et de processus. En même temps, certaines propriétés n’apparaissent qu’au bout de plusieurs décennies. Il faut donc constamment réviser nos connaissances et inté­grer systématiquement les nouveaux acquis dans l’amélioration des produits.

M. Chardonnens : Aujourd’hui, nous contrôlons mieux les risques car nous avons amélioré les méthodes d’analyse des substances chimiques et introduit des procédures d’homologation pour cer­tains produits présentant un haut potentiel de risque. Les différentes étapes du processus reposent sur la transparence, pour que nous puis­sions vérifier à fond les propriétés des substances. En même temps, il importe que toutes les instances concernées coopèrent : l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) et l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV), mais aussi le Secrétariat d’État à l’économie (SECO). Nous échangeons nos expériences afin de garantir que la politique de la Confédération en la matière soit cohérente. Sur le plan international, nous entretenons également la coopération – en premier lieu parce que la sécurité liée aux produits chimiques est un thème extrêmement dynamique. Les pouvoirs publics doivent partager leur savoir-faire aussi bien que leur travail.

Malgré les progrès observés en ce qui concerne la sécurité liée aux produits chimiques, les risques font souvent la une des médias. À tort ?

S. Mumenthaler : Il me semble que, d’une manière générale, les risques occupent une place disproportionnée dans le débat public par rapport aux avantages. Je reviens à ma comparaison avec la circulation routière : les médias ne parlent que des accidents de la route mais ne disent jamais combien de personnes sont arrivées saines et sauves à destination.

M. Chardonnens : De grands progrès ont été réalisés en Suisse. Au cours des dernières décennies, nous avons par exemple retiré du marché de nombreuses substances toxiques – parce qu’il s’agissait de perturbateurs endocriniens, ou de substances cancérigènes ou nuisibles à la couche d’ozone. Mais nous ne devons pas oublier que la Suisse exporte de nombreux produits chimiques. Des règles internationales sont nécessaires à cet égard. Plusieurs conventions ont été adoptées, en vue d’atteindre les mêmes objectifs à l’échelle mondiale concernant la prévoyance et la protection de la santé : l’accord de Stockholm sur les polluants organiques persistants ou bien la Convention de Minamata sur le mercure, pour ne citer qu’eux. De plus, il y a également des initiatives telles que l’Approche stratégique de la gestion mondiale des produits chimiques (SAICM) lancée en 2006 dans le cadre du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE).

M. Mumenthaler, vous qui représentez les producteurs, où résident selon vous les plus grands défis en matière de réglementation ?

S. Mumenthaler : De notre point de vue, il ne faut pas oublier que les techniques et les procédés d’analyse ne cessent de gagner en précision. Ainsi, aujourd’hui, presque toutes les substances peuvent être mises en évidence partout. Mais la simple présence d’une substance dans l’environnement ne nous dit pas grand-chose sur les incidences qu’elle peut avoir pour l’homme et l’environnement. C’est pourquoi la réglementation devrait reposer sur des acquis scientifiques s’il s’agit de déterminer quelle substance est admissible et dans quelle quantité.

Concernant la sécurité liée aux produits chimiques, il existe des objectifs ambitieux à l’échelle internationale ; les dispositions qui en découlent posent-elles un problème à l’industrie suisse ?

S. Mumenthaler : La Suisse dispose de sa propre législation en la matière, et son niveau est très élevé par rapport aux autres pays. Bien sûr, le législateur suit à juste titre l’évolution des normes internatio­nales en vue de garantir la compatibilité. Mais il importe en même temps de toujours préserver un juste rapport entre coût et utilité. La protection de l’être humain et de l’environnement est sans aucun doute très importante, mais la sécurité doit faire l’objet d’une réglementation mesurée.

Les produits chimiques peuvent s’avérer problématiques non seulement au niveau de leur production et de leur utilisation, mais aussi en tant que déchets.

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M. Chardonnens : L’élimination des déchets appartient effectivement au cycle de vie, car un produit arrivé à la fin de sa phase d’utilisation ne perd pas pour autant toutes ses propriétés toxiques. Par exemple, les extincteurs à mousse, qui contiennent des tensioactifs fluorés, sont stockés en très grande quantité dans les installations d’extinction de dépôts pétroliers pour lutter contre les incendies. Ces agents extincteurs doivent être éliminés moyennant des coûts élevés, après la date de péremption, dans des cimenteries ou des incinérateurs à haute température, car les tensioactifs fluo­rés sont persistants et peuvent menacer les eaux souterraines. Autrefois, ces extincteurs ont aussi été utilisés lors d’exercices par les pompiers, et les tensioactifs fluorés ont parfois contaminé le sol et l’eau d’anciens terrains d’entraînement. Il importe par conséquent de demeurer vigilant et de ne pas perdre de vue l’élimination des déchets, au-delà de la phase de production et d’utilisation.

S. Mumenthaler : Cet exemple montre parfaitement les avantages : la mousse est nécessaire à la lutte contre les incendies dans les dépôts de substances très inflammables, et c’est pourquoi les pompiers l’utilisent. Il est maintenant important de définir la réglementation de telle sorte que les pompiers continuent de disposer de cet instrument, car il n’existe pas de variantes efficaces. Une interdic­tion aurait pour effet qu’un incendie dans un grand dépôt pétrolier ne pourrait être éteint que difficilement, si tant est qu’il puisse l’être, ce qui consti­tuerait un risque considérable pour l’environnement. En même temps, il n’appartient pas seulement à ­l’industrie de garantir une élimination correcte des déchets. Ce sont plutôt les usagers qui en sont responsables, et il faut les former. La documentation correspondante est fournie par l’industrie.

M. Chardonnens : L’expérience nous a appris que l’élimination des déchets peut poser de gros pro­blèmes dans le contexte international. Souvenons-nous des fûts de déchets contenant de la dioxine en provenance de Seveso (Italie), dont on n’a plus trouvé la trace pendant plusieurs mois au début des années 1980. Ou d’autres « pannes » comparables. Par la suite, la Suisse s’est fortement engagée pour la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination. Cependant, les difficultés ont persisté, par exemple lorsque des scories polluées d’une usine d’aluminium suisse ont été exportées au Portugal pour être traitées.

S. Mumenthaler : Ces exemples confirment le besoin de coordination internationale, car les normes ne devraient pas trop diverger d’un pays à l’autre. Si nous adoptons chez nous une réglementation
stricte, nous risquons d’évincer vers d’autres pays des activités industrielles encore menées en Suisse aujourd’hui. Il nous faut donc, d’une part, coordonner sur le plan international et, d’autre part, veiller à ne pas imposer de normes excessives.

Les entreprises suisses qui exportent des sub­stances chimiques vers l’UE doivent se conformer aux exigences du règlement REACH, c’est-à-dire aux dispositions relatives à l’enregistrement et à l’autorisation des produits chimiques (voir encadré). L’industrie se félicite-t-elle de ce pas important vers la cohérence internationale ?

S. Mumenthaler : Bien des aspects de la réglementation européenne sont justifiés, et nous appliquons automatiquement dans une large mesure les directives concernant l’emballage et l’étiquetage (règlement CLP). Dans d’autres domaines, cependant, nous devrions être plus sélectifs. Tant que nous ne sommes pas membres de l’UE, nous de­vrions utiliser notre marge de manœuvre et ignorer des directives inopportunes pour notre pays et nos industries, d’autant que nous ne fournissons pas que la clientèle de l’UE. Nous ne devrions donc pas nous inspirer des seules normes européennes, mais prendre en considération, le cas échéant, celles d’autres pays qui ont également élaboré de bonnes solutions.

Qu’en pense l’OFEV en tant qu’instance de protection de l’environnement ?

M. Chardonnens : En principe, nos produits de­vraient convaincre par leur qualité et observer les mêmes normes que ceux de l’UE en matière de sécurité. L’adaptation permanente de la réglementation s’avère toutefois particulièrement exigeante au niveau de la mise en œuvre. L’évolution est très dynamique dans le secteur des produits chimiques, et il appartient à la Confédération, tout comme aux cantons, de garantir que les objectifs de protection soient atteints tout au long de la chaîne de production jusqu’à l’élimination des déchets. En Suisse, nous nous efforçons de résoudre les problèmes dans leur ensemble, pour ne pas simplement les déplacer d’un secteur à un autre, par exemple de l’air au sol. Nous devons viser des solutions globales.

S. Mumenthaler : En matière de solutions techniques, précisément, une vision globale des choses
nous importe également : les améliorations appor­tées dans un domaine – par exemple, le traitement de l’air évacué – mènent en effet souvent à des aggravations dans un autre domaine – par exemple, la consommation d’énergie et les émissions de CO2 des installations requises. Il nous faut une bonne base de données pour identifier la solution la plus favorable dans son ensemble à l’environnement. Pour ce faire, nous sommes en contact avec l’OFEV.

M. Chardonnens :  C’est aussi sûrement un atout en Suisse : l’échange direct prime sur la confrontation dans le but de concevoir et de mettre en œuvre des solutions globales.

Rencontre entre l’administration et le secteur privé

Marc Chardonnens a suivi des études d’agronomie à l’EPF de Zurich et acquis par ailleurs un master en administration publique à l’Institut des hautes études en administration publique (IDHEAP) de l’Université de Lausanne. Après avoir dirigé pendant plus de dix ans l’office de l’environnement au sein de la Direction de l’aménagement du territoire, de l’envi­ronnement et de la construction du canton de Fribourg, il a été nommé directeur de l’OFEV par le Conseil fédéral en janvier 2016.

Stephan Mumenthaler est économiste ; il a obtenu un doctorat à l’Université de Bâle dans le domaine du commerce extérieur. Après divers emplois dans l’administration, le conseil en entreprise et l’industrie en Suisse et à l’étranger, il occupe la fonction de directeur de scienceindustries (association des industries chimique, pharmaceutique et biotechnologique) depuis mai 2018.

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Dernière modification 28.11.2018

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