À l’avenir, les paysans suisses seront de plus en plus confrontés à la chaleur et aux pénuries d’eau. Un projet pilote mené dans le canton d’Argovie vise à déterminer comment développer une agriculture résiliente aux changements climatiques.
Texte : Roland Fischer
Othmarsingen (AG), août 2060. La Bünz n’est plus qu’un ruisselet, aucun paysan n’aurait l’idée d’y prélever de l’eau comme cela se faisait jusque dans les années 2020. Le mercure frôle les 40 degrés et il n’a pas plu depuis des semaines. Par chance, la Reuss, dont le tracé est parallèle à celui de la Bünz, apporte encore assez d’eau. Une importante nappe phréatique se trouve par ailleurs au nord de la région du Bünztal. Les maraîchers de la vallée savent désormais très bien faire face aux conditions météorologiques extrêmes, ils se sont adaptés. Ils ont investi dans des systèmes d’irrigation et cultivent davantage de plantes résistantes à la chaleur. Les extrêmes sont devenus la norme.
L’agriculture suisse du futur ressemblera-t-elle effectivement à cela ? Difficile à dire. Mais une chose est sûre : même en prenant des mesures conséquentes de protection du climat, un réchauffement moyen de deux degrés Celsius par rapport à l’ère préindustrielle est attendu pour 2060, en particulier durant les mois d’été. Il en va de même pour le nombre de jours de chaleur qui passera de 11 à 26 par an. Ce sont en tout cas les conditions climatologiques que prévoit un projet mené sous l’égide du canton d’Argovie. « L’adaptation, un atout pour l’agriculture » a pour objectif de déterminer ce que signifiera un tel changement pour les paysans locaux – et quels acteurs joueront un rôle décisif dans le processus d’adaptation.
Les paysans suisses sous pression ?
La Suisse, souvent considérée comme un château d’eau, occupe une position privilégiée face aux bouleversements qui s’annoncent. Car dans l’ensemble, les hydrologues s’attendent à ce que la quantité de précipitations reste à peu près constante même si les températures augmentent. Ce qui changera, c’est leur répartition saisonnière. Dès le milieu du XIXe siècle, on a observé une hausse des précipitations de 20 à 30 % en hiver – une tendance qui devrait se poursuivre. À l’inverse, pendant les mois d’été, les quantités moyennes de précipitations diminueront d’environ 15 millimètres par mois. Par rapport aux quelque 100 millimètres mensuels enregistrés actuellement par mois, il s’agit d’une évolution modérée. Mais comme dans le même temps, la chaleur entraînera un accroissement de l’évaporation, les sols s’assécheront, et ce précisément au moment où tous les systèmes et êtres vivants auront le plus besoin d’eau. L’agriculture devra donc s’adapter aux nouvelles conditions climatiques. Mais comment ? En irriguant davantage ? Pour Samuel Zahner, collaborateur du bureau de conseil Ecoplan et coordonnateur du projet mené en Argovie, « les agriculteurs doivent tester d’autres cultures plus résistantes à la chaleur et à la sécheresse ».
Des solutions difficiles à mettre en œuvre
Dans le cadre du projet « L’adaptation, un atout pour l’agriculture », des paysans, des représentants des autorités et des experts ont discuté des perspectives futures pour l’agriculture au cours de différents ateliers. Il s’est avéré que la partie inférieure du Bünztal était déjà habituée à la sécheresse et qu’une infrastructure était déjà en place, même s’il s’agit pour la plupart de systèmes d’arrosage. Il existe également des systèmes d’irrigation plus économes en eau, tels que l’arrosage par goutte-à-goutte. Ces dispositifs sont cependant coûteux et leur installation et leur retrait demandent beaucoup de travail, ils n’ont donc pratiquement jamais été utilisés sur des grandes surfaces jusqu’à présent. À l’avenir, cela pourrait changer, car il existe maintenant des systèmes déroulables qui permettent d’irriguer facilement les grandes parcelles maraîchères.
Dans le Bünztal, on a encore peu d’expérience en matière de systèmes de production adaptés à la sécheresse. Les agriculteurs locaux s’en sortent avec des mesures d’urgence comme une intensification de l’irrigation, même si la plupart sont conscients que cette démarche ne peut pas constituer une solution à long terme. Il faudrait surtout adapter le calendrier des semis et des plantations et revoir le choix des cultures et des variétés plantées.
Mais dans quelle mesure les agriculteurs sont-ils prêts à trouver des solutions durables ? « Le paysan type n’existe pas, explique Samuel Zahner, de même qu’il n’y a pas qu’une seule agriculture. La manière de faire face au changement climatique dépend aussi du contexte. » Il faut se demander à quel niveau et pour qui il est judicieux de procéder à telle adaptation ou à tel investissement. Il s’agit aussi d’une question politique. « Ce processus de négociation est déjà partiellement engagé », explique Samuel Zahner. Ainsi, l’Union des paysans d’Argovie a demandé que l’agriculture puisse davantage puiser dans les eaux souterraines pendant les périodes de sécheresse. Le Conseil d’État s’est ensuite déclaré prêt à examiner cette possibilité dans le cadre de la révision du plan directeur sur l’approvisionnement en eau. Dans le même temps, le projet « Wasser 2035 » avance. Ce projet prévoit de relier les réseaux d’approvisionnement en eau du Bünztal et du Reusstal et de permettre à davantage d’exploitations d’être raccordées à la nappe phréatique. D’après les modélisations, les besoins devraient ainsi être couverts même les jours de forte consommation.
Des connaissances de base lacunaires
Samuel Zahner estime que pour adapter l’agriculture aux conditions locales, il faudra s’appuyer sur trois axes principaux. Il s’agira tout d’abord d’assurer la couverture des besoins en eau dans les régions où sont cultivés essentiellement des fruits et légumes dont la production nécessite une irrigation intensive. Ensuite viendra la politique agraire, qui a aussi un rôle à jouer : les conditions-cadres du marché agricole doivent être adaptées. Sur ce point, l’expert déplore l’absence « d’orientations stratégiques plus claires », que ce soit au niveau national ou cantonal. Enfin, il faudra également solliciter la recherche. Samuel Zahner pense que la numérisation en particulier recèle un grand potentiel. Elle permettrait par exemple de gérer l’irrigation de façon « plus intelligente » : des capteurs placés dans le sol mesureraient l’humidité en continu et des modèles de prévisions calculeraient les besoins de façon précise.
Le projet a cependant également montré que dans l’ensemble, les connaissances de base disponibles ne suffisaient pas encore à évaluer les risques liés à l’accroissement de la sécheresse estivale – et à définir les stratégies d’adaptation les plus efficaces. Pour ce faire, il est nécessaire d’optimiser la surveillance afin de mieux comprendre les corrélations entre politique agraire et politique environnementale. D’après Samuel Zahner, les enseignements tirés seront précieux pour l’ensemble du pays. « La situation du Bünztal est très représentative de celle du Plateau. À d’autres endroits, certains petits ou moyens cours d’eau ne pourront plus être utilisés pour l’irrigation. » Samuel Zahner estime que même si pour une exploitation agricole individuelle, la sécheresse ne représente pas le défi le plus urgent par rapport à la sécurité alimentaire et à la préservation de la biodiversité, elle n’en fait pas moins partie d’un tout. « Réussirons-nous à rendre l’agriculture résiliente aux changements climatiques à temps ? »
Un projet pour l’avenir de l’agriculture
Dans le cadre du projet « L’adaptation, un atout pour l’agriculture » mené dans le Bünztal (AG), l’instrument de la planification agricole est appliqué systématiquement dans le domaine de la sécheresse pour la première fois. Le canton d’Argovie est l’un des cinq principaux cantons agricoles de Suisse et le Bünztal est une importante région agricole. Depuis 2003, l’agriculture y souffre régulièrement du manque d’eau. Lors de la canicule de l’été 2018, le Canton a mené un dialogue entre l’administration et les associations sur le thème de la gestion de la sécheresse. Le projet pilote mis en œuvre de janvier 2019 à juin 2021 a permis de rassembler des connaissances approfondies et d’établir une stratégie pour l’avenir.
La réalité du maraîchage
En cette journée grise et pluvieuse de décembre, on pourrait difficilement être plus éloigné de l’été caniculaire. Et le long des prés détrempés qui séparent la gare d’Othmarsingen (AG) de la ferme d’Urs Bryner, située au centre du village, l’idée de parler de sécheresse et d’irrigation semble aussi un peu absurde. Le changement climatique n’est pourtant pas une vague perspective future, mais bien une réalité avec laquelle les agriculteurs doivent composer. On le remarque rapidement en faisant le tour de la ferme d’Urs Bryner. Son quotidien est celui d’un maraîcher pour qui la question de l’eau a toujours été présente.
Produire sous la pression des coûts
« On a toujours arrosé les cultures de légumes », clarifie Urs Bryner dès le départ. L’image que l’on se fait de l’agriculture doit-elle être rectifiée ? « On associe surtout l’irrigation à grande échelle à l’étranger, à la France par exemple avec les cultures situées le long de l’autoroute en Alsace, mais en Suisse aussi, cela fait déjà longtemps que l’on arrose les pommes de terre, les carottes et les oignons », explique Urs Bryner.
L’agriculteur cultive non seulement des petits pois destinés à être mis en conserve et des haricots nains pour la consommation, mais aussi du maïs et des asperges. Bien souvent, la décision d’irriguer ou non ne lui revient absolument pas. Dans le cas des petits pois, qu’il produit comme bon nombre de ses collègues de la région pour l’entreprise Frigemo AG, qui appartient au groupe Fenaco, il n’a pas le choix. « Frigemo a une idée assez précise de la manière dont nous, agriculteurs, devons veiller à maintenir une qualité constante, et l’irrigation en fait partie. Tout est réglé par contrat », explique Urs Bryner.
Il précise devoir supporter seul les coûts supplémentaires que cela représente, qui dans ce cas peuvent correspondre à jusqu’à un tiers des recettes. « Le tout peut rapidement ne plus être rentable, mais je dois tout de même produire », ajoute Urs Bryner. Il espère que les consommateurs prendront aussi conscience de cela : « Lorsque les étés sont chauds, il est plus difficile de produire des légumes, et cela devrait en principe se refléter dans les prix. »
Urs Bryner montre son installation d’irrigation, constituée de pompes et de longs tuyaux montés sur des enrouleurs mobiles. Elle passe plutôt inaperçue parmi les autres machines. Urs Bryner raconte aussi le potentiel conflictuel que recèle l’installation. Certains agriculteurs de la région ont déjà été poursuivis en justice par des riverains qui se plaignaient du bruit généré par les dispositifs d’irrigation. « Nous préférerons arroser la nuit, car il fait moins chaud. » Cela a aussi plus de sens du point de vue écologique puisque l’évaporation est moins importante que durant la journée. Mais c’est possible uniquement si les pompes se trouvent suffisamment loin des zones d’habitation.
La course à l’eau est engagée
Si les étés deviennent plus secs, pour Urs Bryner, c’est surtout la quantité d’eau qui atteindra les champs qui changera. « Les autres paysans veulent maintenant faire ce que les maraîchers ont toujours fait pour cultiver leurs légumes », explique Urs Bryner – irriguer les champs de céréales ou les prairies fourragères pendant les longues périodes de sécheresse, par exemple. Le maraîcher pense que l’on saura rapidement dans quels cas il est pertinent d’irriguer ou non. Ou les agriculteurs finiront-ils tôt ou tard par se tourner vers d’autres variétés moins gourmandes en eau ? Urs Bryner sait que pas mal de choses vont changer. Cela ne l’inquiète pas outre mesure, car il considère que l’adaptation au changement a toujours fait partie du métier d’agriculteur.
À la fin de la visite, Urs Bryner descend jusqu’à la Bünz, qui coule docilement entre les constructions dispersées du Plateau. Pendant de nombreuses années, les producteurs de légumes y ont prélevé de l’eau sans que cela pose problème. Mais au cours des derniers étés, la rivière a connu de plus en plus d’épisodes d’étiage et, plus grave encore, la hausse des températures a régulièrement entraîné la mise en place d’interdictions de prélèvement d’eau – en raison du risque de mortalité des poissons. L’agriculteur remarque que ses besoins doivent s’inscrire dans un cadre plus complexe. « Avant, si on voulait irriguer, on cherchait des solutions techniques. » Aujourd’hui, de plus en plus d’autres perspectives doivent être prises en compte – que ce soit en matière de protection de la nature, d’approvisionnement en eau potable ou de politique. Le discours d’Urs Bryner, loin d’être empreint de frustration, est réaliste – précisément dans le sens d’une réalité climatique à laquelle les agriculteurs sont déjà confrontés.
Urs Bryner, maraîcher à Othmarsingen en Argovie
En bref
À l’avenir, il y aura davantage de jours de chaleur par année et les périodes de sécheresse estivale seront plus fréquentes et plus longues. L’agriculture devra s’adapter à ces conditions. Un projet mené dans le canton d’Argovie a permis de déterminer quelles adaptations étaient nécessaires et pertinentes – et quelles lacunes de connaissances les autorités et la recherche devaient encore combler.
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Dernière modification 10.05.2023