Espace réservé aux eaux: Donner libre cours aux rivières et aux ruisseaux

25.11.2020 - Les rivières et ruisseaux proches de l’état naturel abritent une multitude d’espèces animaleset végétales. Ils représentent un atout pour le paysage, et donc pour le tourisme et les loisirsde proximité, tout en contribuant à la protection durable contre les crues. Mais, pour remplir toutes ces fonctions, ils ont besoin d’espace.

Texte : Kaspar Meuli

À Koblenz, en Argovie, le Chly Rhy, un bras du Rhin comblé par le passé, vient de retrouver sa liberté. Grâce à l’espace généreux dont il dispose, il redynamise le paysage riverain.
© Bild: Markus Forte | Ex-Press | BAFU

L’espace réservé aux eaux ? Dans le langage courant, ce n’est pas un terme fréquent, mais pour les professionnels de l’écologie et de la protection de la nature, il est essentiel. Il désigne, pour les cours d’eau, le ruisseau ou la rivière en tant que tel, le terrain attenant et la végétation qui s’y développe. L’espace réservé aux eaux se compose donc du lit, de la zone de transition entre eau et terre et d’une bande de terrain de chaque côté. Cet ensemble assurant de nombreuses fonctions écologiques et hydrologiques, la loi suisse sur la protection des eaux lui accorde une grande importance.

Pour garantir les « fonctions naturelles » des eaux, comme l’exige la loi, les cantons doivent déterminer l’espace réservé à tous les ruisseaux, rivières et lacs. Les nouvelles constructions n’y sont autorisées qu’exceptionnellement et l’exploitation ne peut y être qu’extensive. Ces restrictions ont des effets positifs directs sur la faune et la flore. Elles renforcent aussi la protection contre les crues et réduisent la présence de pesticides et d’engrais dans les eaux de surface, ce qui se répercute favorablement sur la qualité des eaux souterraines – lesquelles constituent de loin la principale ressource d’eau potable dans notre pays. En outre, les cours d’eau proches de l’état naturel sont un atout pour le paysage et offrent des espaces de détente à la population (voir encadré). 

Un gain pour la nature

À partir du XIXe siècle, de nombreux cours d’eau ont été endigués et enterrés. Il s’agissait de gagner des surfaces pour l’agriculture et les habitations, et de lutter contre les inondations. Aujourd’hui, nos rivières sont donc souvent sous terre ou canalisées. Sur le Plateau, où l’exploitation est intensive, quelque 40 % des cours d’eau n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’ils étaient à l’origine et, à l’échelon suisse, environ 20 % desrivières et ruisseaux disposent d’un espace insuffisant. 

Avec le temps, la perte d’habitats précieux liée à cette évolution est apparue de plus en plus clairement. De nombreuses espèces animales et végétales vivant dans les eaux ou à proximité se sont trouvées menacées ou ont même disparu. Les conséquences sont importantes pour la biodiversité dans son ensemble, puisqu’en Suisse quelque 80 % des espèces animales et végétales connues sont présentes dans les eaux, sur les rives et dans les zones alluviales. L’espace réservé aux eaux doit redonner plus de place aux ruisseaux et aux rivières, ce qui permettra aux milieuxnaturels de se développer. « Plus d’espace pour les eaux, c’est aussi plus d’espace pour la nature », affirmeSimone Baumgartner, de la section Revitalisation et pêche, à l’OFEV.

L’importance des petits cours d’eau

Quand nous parlons de milieux aquatiques précieux, nous pensons le plus souvent aux zones alluviales protégées le long des grandes rivières, qui effectivement comptent parmi les biotopes les plus diversifiés de Suisse. Mais il ne faut pas pour autant négliger les ruisseaux, même s’ils semblent insignifiants. La Suisse est traversée par un réseau serré de rivières et ruisseaux, couvrant 65 000 kilomètres. Les deux tiers d’entre eux n’ont pas plus de 2 mètres de largeur, 40 % ne dépassent pas 1 mètre de large. 

Le long des ruisseaux, l’espace réservé aux eaux revêt encore plus d’importance. Les échanges entre eaux et terre y jouent un rôle capital. Comme l’ont montré diverses études scientifiques, les flux de matières entre ces écosystèmes ne dépendent pas seulement de la largeur du cours d’eau. Dans ces ruisseaux, l’imbrication étroite entre terre et eaux ainsi que biomasse terrestre – notamment l’apport de feuilles – constitue le fondement de la chaîne alimentaire. Pour les petits cours d’eau, l’espace est aussi essentiel comme zone tampon pour limiter les apports de pesticides ou d’engrais. Ces substances étant moins diluées que dans les grandes rivières, elles ont un effet plus marqué sur la qualité de l’eau et les organismes aquatiques. 

Connectivité et biodiversité 

Le Tribunal fédéral a souligné récemment un autre aspect de l’importance écologique des petits cours d’eau, en rejetant le recours d’un agriculteur et d’une association paysanne bâloise, qui demandaient que les autorités cantonales renoncent totalement à déterminer l’espace réservé aux eaux le long d’un petit ruisseau. Dans leur argumentation, les juges ont précisé que les petits cours d’eau constituent des corridors importants pour la mise en réseau et la migration de nombreuses espèces. « Du point de vue de l’environnement, c’est sans aucun doute une bonne décision », explique Lukas Berger, juriste à l’OFEV. Le Tribunal fédéral, qui s’est déjà prononcé plusieurs fois sur des questions telles que le dimensionnement de l’espace réservé aux eaux, reconnaît aujourd’hui son importance particulière pour les très petits cours d’eau. 

Le Tribunal fédéral s’est appuyé notamment sur le travail de Florian Altermatt. Ce professeur d’écologie aquatique à l’Université de Zurich et à l’Eawag, l’Institut Fédéral Suisse des Sciences et Technologies de l’Eau, a rassemblé ses propres résultats de recherches et comparé de nombreuses études internationales sur les fonctions écologiques de l’espace réservé aux eaux. Son travail met l’accent sur la largeur requise pour que cet espace puisse garantir les fonctions naturelles du cours d’eau. 

L’effet tampon

Florian Altermatt définit les fonctions écologiques de l’espace réservé aux eaux selon trois aspects. D’abord, cet espace, qui constitue l’habitat d’espèces végétales et animales, contribue à la protection et au maintien de la biodiversité. Ensuite, il garantit l’interaction des flux de matières terrestres et aquatiques et joue un rôle de tampon face aux apports de substances indésirables telles que pesticides et nutriments issus de l’agriculture. Enfin, il sert de corridor pour la propagation de la faune et de la flore. « Toutes ces fonctions, conclut l’auteur, sont mieux assumées lorsque les espaces réservés aux eaux sont plus grands et mieux reliés. » Seul un espace suffisant peut exercer un effet tampon par rapport aux répercussions des diverses utilisations du sol.

 

Des espaces de détente prisés

L’espace réservé aux eaux profite non seulement à la faune et à la flore, mais aussi à l’être humain : les rivières et ruisseaux qui bénéficient d’un espace suffisant jouent un rôle important dans la protection durable contre les crues, puisqu’ils peuvent charrier de grandes quantités d’eau sans provoquer de dégâts. Et lorsqu’il est pourvu de berges boisées, l’espace réservé aux eaux peut atténuer les conséquences du changement climatique sur les cours d’eau. Le long des petites rivières, en particulier, une végétation adaptée apporte de l’ombre et a donc un effet rafraîchissant, ce qui limite la hausse de la température de l’eau.

En outre, les cours d’eau diversifiés et attrayants revêtent une fonction très importante dans les loisirs de proximité. Des recherches scientifiques ont montré que les tronçons naturels disposant d’un espace suffisant sont nettement plus fréquentés que les rivières canalisées. Les activités possibles sont aussi plus nombreuses dans un paysage proche de l’état naturel. 

« Du point de vue écologique, l’espace réservé aux eaux forme un tout », ajoute Simone Baumgartner. Un écosystème aquatique est une mosaïque dynamique composée non seulement des eaux elles-mêmes, mais aussi de bosquets riverains, de bancs de gravier, de bois mort et de la végétation des rives. De nombreux organismes sont tributaires d’habitats rassemblant plusieurs de ces éléments. Ainsi les amphibiens : leurs larves se développent dans l’eau, mais c’est sur la terre ferme qu’on trouve généralement les individus adultes. De même, les larves de nombreux insectes grandissent dans les eaux, où elles constituent une part fondamentale de l’alimentation des poissons. Les insectes adultes, en revanche, vivent sur la terre ferme, où ils représentent aussi un élément important de la chaîne alimentaire, par exemple pour les oiseaux. « On n’estimera jamais assez l’importance des milieux naturels que constituent les espaces réservés aux eaux en tant qu’interfaces entre habitats aquatiques et habitats terrestres », écrit Florian Altermatt. 

Un minimum écologique requis

Mais quel est l’espace nécessaire aux cours d’eau proches de l’état naturel ? Selon l’ordonnance sur la protection des eaux, la largeur de l’espace réservé aux eaux est déterminée selon une courbe permettant de définir les besoins des cours d’eau. Cette méthode définit la largeur minimale des rives en fonction de la largeur naturelle du fond du lit du ruisseau ou de la rivière. En théorie, du moins. Dans la pratique, la largeur de l’espace réservé aux eaux fait souvent l’objet de controverses. Selon l’étude comparative de Florian Altermatt, la largeur prévue par la législation doit être considérée, du point de vue écologique, comme « une valeur absolument minimale » lorsqu’il s’agit d’assurer les fonctions naturelles requises par le législateur. 

Les agriculteurs et leurs associations sont souvent d’un autre avis. Ils déplorent la perte de terres cultivables et les restrictions d’exploitation dans cet espace. Ils craignent également des pertes de revenus. À tort, puisque la Confédération a relevé de 20 millions de francs par an le budget des paiements directs pour l’indemnisation des déficits de recettes liés à l’exploitation extensive dans l’espace réservé aux eaux. Cette mesure n’a toutefois pas mis un terme aux différentes procédures judiciaires, en particulier dans le cas de très petits cours d’eau. On peut d’ailleurs se demander à partir de quelle taille un cours d’eau est considéré comme tel. « Jusqu’à un certain point, cette question est du ressort des cantons », affirme Lukas Berger. Le juriste de l’OFEV précise en effet que le Tribunal fédéral n’a pas encore fixé de critères décisifs pour définir ce qu’on entend par très petit cours d’eau. 

Du point de vue écologique, en revanche, il n’y a pas de doute : même le long des plus petits cours d’eau, un espace suffisant est capital et la largeur exigée par la législation ne représente qu’un minimum. Comme le conclutFlorian Altermatt : « En ce qui concerne l’importance fondamentale de l’espace réservé aux eaux en tant qu’habitat, zone tampon face aux apports de substances indésirables et régulateur de la température de l’eau, il s’avérerait même nécessaire, dans certains cas, de définir des espaces réservés aux eaux nettement plus vastes. »

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Dernière modification 25.11.2020

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