La Convention européenne du paysage du Conseil de l’Europe définit le paysage comme une « partie de territoire telle que perçue par les populations ». L’activité humaine est ainsi prise en compte au même titre que l’influence de la nature. Le regard posé sur le paysage a en effet évolué au fil du temps. Nous nous sommes entretenus avec Renate Amstutz, directrice de l’Union des villes suisses (UVS), et Raimund Rodewald, directeur de la Fondation suisse pour la protection et l’aménagement du paysage (FP).
Évolution de la perception du paysage: « La spécificité du paysage est un point d’ancrage identitaire »
Propos recueillis par Lucienne Rey
Le Prix du paysage 2018-2019 du Conseil de l’Europe a été décerné au projet « Renaturation du cours d’eau de l’Aire », près de Genève. Quelles étaient, selon vous, les motivations du jury ?
Raimund Rodewald : Ce projet revêt une importance majeure au niveau de l’approche du paysage. Il est en effet le résultat d’une association plutôt inhabituelle entre les domaines de la biologie, de la protection de la nature, de l’architecture et de l’aménagement du territoire. Généralement, ces disciplines travaillent chacune dans leur coin. Ici, elles ont coopéré. Par ailleurs, le projet ne consistait pas à supprimer l’existant mais à l’inscrire dans un nouveau contexte. Ainsi l’ancien canal a- t-il été conservé et fait office désormais de promenade. Il s’agit d’une transformation du paysage qui véhicule une image optimiste.
Renate Amstutz : Ce projet ne défend pas un « retour à la nature », mais une « avancée vers la nature », qui traduit une nouvelle forme de respect envers celle-ci. Il s’oppose aux démarches passées qui visaient à apprivoiser la nature et à contenir les cours d’eau. Signe révélateur, des besoins très différents ont été pris en considération : diversité des habitats, protection contre les crues, loisirs de la population. Mentionnons aussi la collaboration transfrontière, qui constitue également ici une démarche innovante.
Les adjectifs valorisant le paysage ne manquent pas : « charmant », « exceptionnel », « enchanteur » ou tout simplement « beau ». À l’inverse, les adjectifs péjoratifs sont peu nombreux. On trouve, le plus souvent, « défiguré », « mité » ou encore « urbanisé ». Comment expliquez-vous que, dans le contexte actuel de forte mutation du paysage, les termes positifs continuent à prévaloir ?
R. Amstutz : Généralement, le terme même de « paysage » ne désigne pas le paysage dans saglobalité, mais ce qui n’a pas encore été modifié. Les termes le plus souvent utilisés expriment une certaine nostalgie et portent en réalité sur ce qui doit être protégé. Sans oublier que l’on préfère souvent décrire ce qui est beau !
R. Rodewald : Les enquêtes réalisées à partir de photos de paysage montrent que les critères esthétiques font plutôt l’unanimité dans la population. Les questions relatives aux paysages « laids » restent d’ailleurs souvent sans réponse. Le problème de ce lien entre « beauté » et « paysage », c’est qu’il fait abstraction de tous les lieux où l’être humain a procédé à des aménagements d’ordre fonctionnel. Nous ignorons précisément les espa-ces pour lesquels nous devons créer des qualités esthétiques. Dans ce sens, l’approche globale de la Convention européenne du paysage est tout à fait révolutionnaire.
R. Amstutz : Il n’empêche que des changements majeurs ont lieu actuellement, comme le montre l’acceptation de l’initiative sur les résidencessecondaires ou encore de la révision de la loi sur l’aménagement du territoire. Les efforts déployés en matière d’urbanisation « vers l’intérieur » et de distinction claire entre terrains constructibles et non constructibles témoignent de la préoccupation à l’égard de notre milieu de vie. Le paysage déjà transformé suscite de plus en plus l’attention. Nous commençons à concevoir le paysage autrement que sous une forme idéalisée – et à considérer aussi le milieu urbain comme un paysage.
Pourtant, dans les films, les gratte-ciel et les surfaces bétonnées des villes ont un côté angoissant et servent de décor aux scénarios futuristes les plus sombres. Comment expliquez-vous cela ?
R. Amstutz : Les dystopies, qui font référence à l’état de la société, doivent impérativement sedérouler dans un décor créé par l’homme ; elles n’auraient aucun sens dans une nature intacte. Les mégalopoles s’imposent ici d’elles-mêmes. Par ailleurs, les choix effectués par le passé en matière de développement urbain sont très critiquables : des quartiers interchangeables et sans âme ont été construits, sans impliquer la population – des quartiers où les problèmes sociaux prédominent souvent. Mais si nous considérons la Suisse, les choses sont différentes : il n’y a pas de mégalopole, mais un réseau en expansion de villes et de centres régionaux de toutes tailles, possédant des caractères propres. En ce qui concerne les changements dans nos villes, un souci croissant est accordé à l’architecture, aux espaces intermédiaires et extérieurs, aux parcs, aux plans d’eau ou encore aux façades végétalisées. La juxtaposition de l’ancien et du neuf, alliée à des points d’ancrage identitaires, permet de raconter une histoire et de rendre les lieux plus lisibles et plus vivants. Au cours des 20 dernières années, la population a réinvesti les villes.
R. Rodewald : En Suisse, les villes ont beaucoup gagné en qualité, et leurs habitants en sont conscients. Mais la perception générale est en retard d’un demi-siècle, ce qui s’exprime notamment dans l’idéalisation des paysages ruraux, dont les stigmates industriels sont volontairement ignorés.
Si la réputation des villes s’améliore, ce n’est pas le cas de celle des banlieues. Pourquoi un tel décalage ?
R. Amstutz : Nous avons constaté que les agglomérations de banlieue sont souvent perçues moins négativement qu’on l’affirme. Toutefois, il est vrai qu’elles doivent faire face à des défis d’envergure. Elles connaissent une croissance forte et il n’est pas simple de concevoir une urbanisation de qualité présentant une identité propre. Or c’est essentiel ;il y a actuellement une prise de conscience énorme à ce sujet.
R. Rodewald : On constate que sur leur site internet, les communes mentionnent toujours les mêmes informations : proximité du centre, bonnes liaisons permettant de quitter facilement les lieux. En revanche, les qualités qui justifieraient d’y rester et de s’y sentir bien ne sont guère citées. Dans les agglomérations, de nombreuses communes pâtissent d’un manque d’identité et de l’absence d’un centre. Comme elles connaissent une croissance fulgurante, elles accordent peu d’importance à l’aménagement de zones de verdure. Il n’y a aucune cohésion dans la planification des espaces verts, des espaces libres et des constructions.
R. Amstutz : Mais les choses sont en train de changer ! Les projets d’agglomération soutenus par la Confédération ne peuvent être autorisés que s’ils s’inscrivent dans une vision globale. Ce souci de globalité est visible également dans les procédures de participation, y compris en ce qui concerne le « vivre ensemble ».
R. Rodewald : Comparées aux agglomérations de banlieue, les villes présentent l’avantage de posséder des associations de quartier, qui revendiquent une participation et ont mis en place une certaine culture du débat. C’est plus difficile à organiser dans les agglomérations, où les communes fusionnent entre elles. Ce sont alors les situations de conflit qui conduisent à l’apparition de groupes et à l’échange – nécessaire – entre les autorités et la population.
Selon vous, la perception du paysage change-t-elle aussi au niveau des autorités ?
R. Amstutz : Lorsqu’on regarde aujourd’hui des films des années 1960, qui célébraient avec exaltation l’apparition des premières autoroutes, on a du mal à le comprendre. Le regard posé sur le paysage et les exigences en matière d’urbanisation font à présent l’objet d’une vision plus globale, et les prescriptions sont bien plus strictes. Tout cela reflète un changement de perception de la société.
R. Rodewald : Mais il faudra encore beaucoup d’accompagnement pour penser le développement urbain du point de vue du paysage. Ainsi, la Conception « Paysage Suisse » de l’OFEV mise fortement sur le conseil pour pouvoir faire émerger les potentiels et les particularités propres d’un territoire. La spécificité du paysage constitue en effet un point d’ancrage identitaire. Dans ces conditions, il sera également possible de transformer des territoires et de créer de nouvelles qualités.
R. Amstutz : Oui, l’enjeu consiste à lire l’espace dans sa globalité tout en cultivant les microparticularités. L’objectif, c’est de ne pas être toujours tenté de fuir son quartier, mais au contraire d’avoir envie d’y rester. Dans le contexte actuel de la mondialisation, il s’agit justement de répondre au besoin d’enracinement car celui-ci accroît l’attention portée à la gestion du paysage.
Dans les réseaux sociaux, les influenceurs aiment se photographier devant des décors spectaculaires. Pensez-vous que ces comportements puissent permettre une nouvelle valorisation du paysage ?
R. Amstutz : Je crains qu’ici la beauté du paysage ne soit que secondaire et serve avant tout de décor à la personne elle-même. Et comme en témoignent les accidents qui se produisent parfois lors de ces selfies, le ou la photographe s’intéresse généralement peu à ce qui l’entoure.
R. Rodewald : Je suis moi aussi plutôt pessimiste. Mais, pour la défense des réseaux sociaux, citons les mouvements citoyens auxquels ils donnent naissance : dans certaines villes qui ne pouvaient plus se permettre d’entretenir les espaces verts, les habitants se sont mobilisés en se consultant via les réseaux. La protection du paysage concerne chaque mètre carré, et le contact avec le paysage est essentiel : c’est en ressentant que je fais partie d’un tout que je prends conscience de ma responsabilité.
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Dernière modification 02.09.2020