Récolte solidaire : Voir plus loin que le bord de l’assiette

Certaines exploitations agricoles impliquent leurs clients dans le processus de production. C’est le cas de l’initiative agricole solidaire Radiesli à Worb (BE). Reportage dans les champs.

Texte : Lucienne Rey

Travail et plaisir à la ferme Radiesli : lors du concert annuel de sarclage, un violoncelliste et un accordéoniste accompagnent.
© Radiesli

D’emblée, la journaliste est en porte-à-faux. Ce qu’elle a pris pour du maïs en retard de croissance est en fait du salsifis. Puis elle confond le feuillage des betteraves avec des côtes de bettes. Du blé noir, des haricots noirs et des pommes de terre poussent également dans les champs relativement étroits mais longs. À l’ouest, les parcelles de l’exploitation agricole sont délimitées par un ruisseau qui coule au pied du Dentenberg, dont les flancs sont couverts de champs, de prairies et de petites forêts. On se croirait loin de tout.

À l’est, changement d’ambiance : la plaine de Worb est, elle, couverte de bâtiments industriels. Le fait que la ferme de Radiesli soit proche de Berne et qu’elle dispose donc d’une vaste zone de forte affluence est un atout aux yeux de Marion Salzmann. Maraîchère, elle fait partie de l’association Radiesli et de Radiesli GmbH, qui ont pour but de rapprocher la population de ses agriculteurs.

Solidaires de la nature et des hommes

Radiesli est l’une des initiatives d’agriculture solidaire les plus anciennes de Suisse alémanique. Elle a fêté ses dix ans l’an dernier. En Suisse romande, cette approche solidaire est établie depuis plus longtemps. « Les jardins de Cocagne », fondée en 1978 à Cartigny (GE) est l’une des premières réalisations d’agriculture contractuelle. Ce projet repose sur un modèle où les agriculteurs et les particuliers travaillent ensemble. Les particuliers s’engagent dans le projet en aidant à la production. « Les jardins de Cocagne » cultivent des aliments biologiques en accord avec les spécificités du lieu. Les engrais de synthèse et les produits chimiques sont bannis. Le projet du Radiesli suit aussi ces principes et renonce également au chauffage artificiel des serres. 

À ses débuts, Radiesli plantait ses légumes dans un ancien champ de fraises. Puis, au fil des ans, d’autres parcelles – et d’autres adhérents – ont rejoint le projet, jusqu’à ce que l’association puisse racheter l’ensemble de la ferme en 2021. Aujourd’hui, elle produit quelque 60 variétés de légumes sur ses dix hectares de champs et de prairies, du chou chinois jusqu’aux oignons, dont plusieurs espèces ProSpecieRara, en passant par les haricots mange-tout. Au Radiesli, des céréales et des légumineuses sont aussi cultivées. Neuf vaches vivent également sur l’exploitation. Leurs déjections bouclent le cycle des nutriments et fertilisent les sols. Elles mangent exclusivement le fourrage issu de la ferme. Cette dernière vend aussi de viande et propose des produits plus exotiques. Grâce à sa collaboration avec l’association Teikei qui propose du café mexicain équitable transporté de la manière la moins impactante.

Des champs à l’assiette

Les membres de l’association Radiesli sont consultés au sujet des cultures et des quantités produites. Leurs besoins sont déterminés une fois par an par sondage. Les adapta­tions possibles sont arrêtées avec le groupe de la ferme, qui compte, en plus de Marion Salzmann, quatre personnes formées à l’agriculture. De pair avec deux délégués de l’Assemblée générale, le groupe de la ferme forme Radiesli GmbH, propriétaire de la ferme et employeur officiel des membres.

La ferme de Radiesli est financièrement soutenue par les quelque 400 membres actuels qui doivent acheter au moins deux parts sociales (500 francs) au moment de leur adhésion. Ils s’acquittent ensuite d’une contribution annuelle d’exploitation dépendant des produits qu’ils souhaitent. En outre, ils s’engagent à participer au moins deux demi-journées par an à des travaux pour la production des légumes. Les membres peuvent récupérer leurs produits dans différents dépôts à Berne et dans les communes environnantes. Radiesli peut leur fournir des légumes de saison, des céréales, de la viande de bœuf, des œufs et du café en fonction de leurs besoins et des aliments disponibles. Contrairement aux commerces classiques, les légumes n’ont pas besoin de répondre à des critères de taille ou de forme prédéfinie. Les sacs contiennent donc des légumes biscornus ou de petite taille qui seraient invendables dans les grandes surfaces.

Des fleurs dans des chariots, des poules derrière le camion

Entre les bâtiments de l’exploitation trônent des chariots peints en jaune et débordant de mufliers, de tagètes et d’autres fleurs. « Nous aimons les fleurs. D’autant plus qu’elles nous rendent service, explique Marion Salzmann. Près des choux, elles attirent des insectes utiles qui mangent des nuisibles. Elles nous évitent de devoir poser des filets. »

Le camion de chantier entouré d’une clôture orange vif offre une zone d’ombre salvatrice aux poules durant l’été. « Ne détenir que cinquante poules n’est pas vraiment rentable », glisse Marion Salzmann. Car, pour pondre régulièrement, les volailles ont besoin d’une alimentation riche en protéines, que la ferme doit acheter, alors même qu’elles reçoivent déjà des chutes alimentaires et du son de blé issu de la propriété. Les membres prenant un abonnement pour des œufs s’engagent également à acheter une poule à soupe et un poulet de chair. Car il convient de valoriser les poules qui ne pondent plus et les mâles au même titre que les œufs.

Pour Daniel Arn, de la section Politique du paysage de l’OFEV, il est bon que les clients voient de leurs propres yeux d’où viennent les aliments, « ils mesurent ainsi le travail accompli, ce qui réduit le gaspillage ». L’approche le convainc également d’un point de vue social. « Grâce à ce type d’initiatives, les fermiers ne supportent plus seuls l’exacerbation des risques liés aux changements climatiques. Lorsque les récoltes baissent, ils peuvent compter sur la solidarité des membres de l’association. Et un tel projet peut donner des pistes pour l’agriculture suisse du futur. » Outre-Sarine, il y a pour le moment quinze initiatives solidaires affiliées à l’association régionale d’agriculture contractuelle. Son équivalent en Suisse romande, la Fédération Romande d’Agriculture Contractuelle de Proximité (FRACP), compte, elle, 32 exploitations.

Le cœur de Radiesli

C’est dans la salle de travail – une ancienne étable – que bat le cœur de Radiesli. On y trouve de longues tables, sur lesquelles les membres préparent les légumes ou emballent les parts de récolte. Les jeunes plants y sont repiqués (jusqu’à 20 000 par an), c’est-à-dire replantés à plus grande distance pour leur permettre de grossir. Il faut dire que la ferme de Radiesli cultive ses propres plants. « Un travail minutieux, qui n’est possible que grâce à l’aide des membres », confirme Marion Salzmann. Les nombreux gants de travail qui sèchent à l’extérieur, ainsi que les innombrables râteaux, ratissoires et binettes montrent d’ailleurs que le travail manuel n’est pas un vain mot ici. La grande salle accueille également la cuisine où est préparé le repas de midi pour ceux qui travaillent toute la journée à la ferme. Les murs sont couverts de calendriers saisonniers indiquant les dates de récolte des différentes cultures, des graphiques « Nose to tail » sur la viande de bœuf et des dessins pour les étiquettes des sacs de farine de seigle, de maïs ou d’épeautre.

La diversité sous tous ses angles

Les multiples compétences des adhérents sont mises à profit pour concevoir les prospectus, les affiches ou les étiquettes. Mais un membre s’est aussi chargé de créer le site Internet via lequel chacun peut indiquer les dates auxquelles il viendra participer. D’autres documentent le développement de Radiesli au travers de photos ou de vidéos, décorent les murs d’œuvres d’art créées à partir de souches, ou participent au concert du désherbage : « un tracteur tirant un piano ouvre le bal, puis les membres désherbent en cadence », explique Marion Salzmann.

La diversité et les différences sont également de mise lors des interactions avec les membres de l’association et du groupe de la ferme. Les contributions d’exploitation facturées pour les parts de récolte délivrées sont des prix indicatifs. Ceux qui peuvent se le permettre paient davantage afin qu’un rabais puisse être accordé aux personnes ayant un budget plus serré. Le salaire des cinq membres du groupe de la ferme varie également en fonction des besoins de chacun : ceux qui vivent en communauté ou qui bénéficient déjà d’un revenu grâce à une activité à temps partiel perçoivent moins que ceux qui paient un loyer pour un appartement. « Cela fonctionne, car nous nous faisons confiance et car personne ne reproche à l’autre d’avoir un style de vie inapproprié », souligne Marion Salzmann. Sans compter que Radiesli emploie actuellement un demandeur d’asile afghan, à qui elle peut verser un salaire pendant quelques mois grâce aux contributions solidaires des membres de l’association.

Un ballet finement orchestré, mais sur des terres cultivables

Les légumes cultivés à la main sont presque intégralement répartis entre les membres. Les plantes sarclées et les céréales sont en revanche cultivées mécaniquement, si bien que la récolte est souvent supérieure aux besoins des membres. Les excédents, au maximum 10 % de la production, sont vendus à d’autres initiatives telles que l’association d’agriculture contractuelle bernoise SoliTerre ou à des magasins de vrac.

La diversité des produits ne correspond pas seulement aux souhaits des membres, mais est également la condition sine qua non et le résultat d’une exploitation respectueuse des sols : cultiver toujours les mêmes variétés est mauvais, et la répartition des cultures implique que des prairies de trèfle soient régulièrement plantées dans les champs pour apporter de l’azote aux sols et créer de l’humus. Avec, à la clé, du fourrage pour les neuf vaches mères.

Au-delà des surfaces dévolues à l’agriculture, Radiesli entretient également un grand nombre d’éléments précieux pour le paysage, notamment des haies ou des jachères et contribue ce faisant à la biodiversité. Et Marion Salzmann de préciser : « Nous accueillons désormais des alouettes, des faucons et même une hermine. C’est un plaisir de voir à quel point les choses peuvent changer en peu de temps ». Daniel Arn, l’expert en paysages de l’OFEV, salue les avantages des exploitations adaptées aux conditions locales fonctionnant en circuit fermé. « Lorsqu’elles sont diversifiées, les fermes ont de tout autres effets sur les paysages que les exploitations conventionnelles. Car, concentrée sur un petit périmètre, cette diversité crée un paysage attractif et varié. »

Pour leur part, les membres de l’association Radiesli ne se réjouissent pas seulement de la variété des légumes et céréales – parfois rares – cultivés, mais aussi des offres culturelles que sont le calendrier fun des paysans, les soirées cinéma ou d’autres manifestations conviviales. Et la plupart des membres de l’association ont pu acquérir un certain savoir-faire en matière d’agriculture. « Ton légume te connaît », telle est la devise de Radiesli. En contrepartie, les membres sauront, à la différence de la journaliste en provenance de la ville, identifier des salsifis et des betteraves, même lorsqu’ils se trouvent encore dans le champ.

Conclusion

Autour de Berne, de nombreux projets comme la ferme du Radiesli s’engagent pour une production durable et régionale de denrées alimentaires. En Suisse alémanique, il existe actuellement 15 initiatives de ce genre. Les membres reçoivent régulièrement des légumes de saison, de la farine, des œufs, de la viande bio. Le fait que la clientèle soit impliquée dans la production des aliments valorise ces denrées et participe à réduire le gaspillage alimentaire.

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Dernière modification 21.12.2022

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