Éthique de l’environnement: « La nature offre une rencontre avec soi-même »

Pour Uta Eser, éthicienne allemande de l’environnement, la biodiversité est bien plus qu’un pilier économique de notre existence. D’après elle, la nature permet d’aller à la rencontre de soi et de faire évoluer son comportement. Nous avons parlé avec elle de la tendance à l’alarmisme et du sort à réserver aux limaces qu’on trouve dans sa salade.

Propos recueillis par Peter Bader

Uta Eser a étudié la biologie et la biochimie à l’Université de Tübingen, en Allemagne, avant de soutenir sa thèse de doctorat sur le sujet « Fondements scientifiques et éthiques de l’évaluation d’espèces végétales exogènes ». Elle a travaillé au Centre international d’éthique scientifique (Internationales Zentrum für Ethik in den Wissenschaften, IZEW) de l’Université de Tübingen, puis a été pendant plus de dix ans déléguée au développement durable à la Haute école d’économie et d’environnement de Nürtingen (Allemagne). Âgée de 54 ans, elle est à la tête de son propre bureau d’éthique de l’environnement (umweltethikbuero.de) depuis 2014. Elle vit à Tübingen.
© Miriam Künzli | Ex-Press | BAFU

Parlons nature : quel est votre endroit préféré ?

Uta Eser: J’ai la chance d’habiter juste à côté d’une grande forêt proche de l’état naturel, et j’essaie d’aller m’y promener une heure chaque jour. Marcher dans cette tranquillité, dans cet écrin de verdure, me fait du bien. J’aime le cycle des saisons, cette régularité, et ressentir que je fais partie d’un tout.

Sur une échelle de 1 à 10, comment noteriez-vous votre respect à la nature ?

Je me donnerais un 3 ou un 4.

Donc une mauvaise note ?

Oui. J’ai beau m’y efforcer, je ne parviens pas à échapper totalement au monde moderne. Tous ces appareils sophistiqués qui nous simplifient la communication et la mobilité, par exemple, ont un poids écologique bien trop important pour les ressources naturelles de notre planète. Mon empreinte écologique, de ce fait, reste énorme.

Les campagnes en faveur de la protection de l’environnement vous interpellent-elles ?

Pas vraiment. Mais je trouve bien sûr utile de m’informer.

Les campagnes de protection des ressources naturelles font souvent appel à des arguments économiques, à l’exploitation matérielle de la nature. Est-ce une bonne approche ?

C’est en tout cas un argument essentiel, qui touche surtout les personnes n’ayant pas de lien émotionnel avec la nature, car elles se rendent alors compte que nous sommes totalement tributaires de ces ressources… pour boire, manger, nous loger, nous chauffer, nous soigner. Le message de ces campagnes est clair : si nous continuons à dilapider les ressources naturelles, la situation risque de devenir très inconfortable. Et s’il est transmis avec une certaine légèreté, il a des chances de mieux passer. Comme pour cette campagne conçue par des étudiants de Saxe : « Pas de grenouilles, pas de bière ». J’aime bien le ton adopté, même si je serais bien en peine de vous expliquer le lien de cause à effet entre la grenouille et la chope de bière… (rires) Mais cette campagne attire l’attention sur un paradoxe fondamental : si les insectes, par exemple, peuvent être très gênants dans certaines situations, ils sont indispensables à notre existence par la pollinisation des plantes.

Si tout le monde vivait comme nous le faisons en Suisse, nous aurions besoin de trois planètes pour éviter une surexploitation. N’est-il pas urgent de réagir ?

Je doute que l’alarmisme apporte vraiment quelque chose. Si on nous inonde de scénarios catastrophe, il arrivera un moment où nous y deviendrons imperméables, où nous nous demanderons à quoi peut bien servir notre contribution à titre d’individu face à cet immense problème.

Votre approche, en tant qu’éthicienne de l’envi­ronnement, est radicalement différente : vous dites que la nature nous rend heureux…

Oui, mais pas dans un sens superficiel. Il ne s’agit pas de prétendre que nous sommes heureux en pleine nature et qu’elle nous est bénéfique. En fait, elle nous permet d’aller un peu à la rencontre de nous-mêmes, car nous sommes aussi cette nature. Et la manière dont nous tissons notre relation avec la nature qui nous entoure est également liée à cette nature qui est en nous.

Pouvez-vous préciser ?

Notre rapport à la nature nous permet de cultiver cette part en nous. Nous apprenons à prendre soin non seulement de la nature, mais aussi d’autrui ou d’autres facettes de nous-mêmes. Chacun d’entre nous renferme des contradictions, des spécificités qui peuvent nous paraître peu familières. Dans la nature, nous apprenons à nous connaître, nous améliorons notre attitude, nous sommes plus respectueux.

Est-ce que chacun fait ce genre d’expérience ?

Pas forcément. Mais elle est à la portée de tous.

Du point de vue de l’éthique de l’environnement, la nature a-t-elle une valeur en soi ? Sommes-nous coupables si nous écrasons une plante ?

Pour moi, cela va trop loin. Mais la question fait débat. Si une amie me confie la garde de son chien pendant trois semaines et que je ne donne ni à boire ni à manger à son animal, vous serez d’accord avec moi pour dire que je fais du mal à ce chien. Il s’agit d’un être vivant, capable de sensations, et donc il a une valeur. Mais si j’écrase un moustique qui s’apprête à me piquer, si je retire à mon fils la tique qu’il a rapportée de sa promenade en forêt ou si je jette la limace que je viens de découvrir dans ma salade, je n’ai pas le sentiment d’avoir commis une grande injustice.

À juste titre ?

Difficile de faire autrement, puisque nous faisons partie de la nature. Cela signifie qu’à chacun de nos actes, nous risquons aussi de nuire à d’autres êtres vivants. Au final, face à ma salade, c’est la limace ou moi… Bon, j’avoue, mes racines rurales reprennent le dessus (j’ai grandi dans un domaine viticole). Bien sûr, je respecte les personnes qui s’efforcent de protéger tous les êtres vivants, comme le font certains moines bouddhistes. Mais pour moi, cela va trop loin, ce n’est pas une obligation morale qui s’impose à tous. De plus, il existe beaucoup de régions où la culture du sol est impossible et où l’on est obligé de consommer des produits animaux pour survivre. Tout le monde ne peut pas suivre un mode de vie végane.

Trouvez-vous que les campagnes de protection de la nature devraient davantage recourir à des arguments éthiques ?

Je pense que beaucoup de personnes sont déjà sensibilisées au fait que la nature nous rend heureux et nous fait du bien. Lors de l’élaboration de la stratégie suisse pour la biodiversité et de son plan d’action, la consultation a fait clairement apparaître que les gens ne se préoccupent pas seulement du caractère économique de la diversité biologique, mais aussi de sa valeur intrinsèque et éthique. C’est ce que confirment aussi des études menées en Allemagne sur la conscience écologique. Le problème surtout, c’est que bon nombre de personnes écoresponsables ont l’impression d’être une minorité face à toutes celles qui n’ont que faire de la nature et qui par conséquent la détruisent. Ce genre d’attitude empêche de prendre ses responsabilités. Mais nos propres actes sont les seuls sur lesquels nous ayons une influence directe et dont nous sommes responsables.

Quelles conséquences faut-il en tirer ?

Que nous devrions faire comprendre aux gens que ceux qui détruisent l’environnement ne sont pas que de méchants pollueurs, mais que dans le lot il y a aussi beaucoup d’amoureux de la nature. Ils ne le font pas sciemment, mais parce qu’ils ne veulent pas renoncer à d’autres choses : la mobilité, les vacances, etc. Et je me compte aussi parmi eux ! Je me suis attribué une mauvaise note tout à l’heure.

Comment faire alors évoluer les mentalités ?

Hormis la distinction entre pollueurs et amoureux de la nature, le vrai problème est que l’être humain préfère toujours voir midi à sa porte. Lorsqu’en Europe, nous achetons des produits à base d’huile de palme, qui causent la destruction de grandes surfaces de forêt tropicale à l’autre bout de la planète, cela ne nous concerne pas directement, ou nous repoussons le problème aux générations suivantes. C’est pour cela que nous avons besoin de directives politiques et économiques qui nous obligent, nous qui agissons généralement à court terme et de manière égoïste, à ne pas faire ce qui nous nuira à longue échéance.

Quel genre de directives, par exemple ?

Au lieu d’appeler à boycotter les produits à base d’huile de palme, nous devrions faire en sorte que les prix reflètent la vraie valeur écologique. Répercuter sur le consommateur les coûts écologiques ou les coûts sociaux des produits issus de pays à bas salaires. Nous avons souvent tendance à acheter le produit le moins cher. C’est donc par les prix que la politique peut nous amener à opter pour les bons produits.

Croyez-vous que ce soit possible ?

Je ne suis pas optimiste, car de grands intérêts sont en jeu. Mais l’espoir fait vivre. Cela ne signifie pas que nous allons y arriver, mais si on ne fait rien, cela ne marchera jamais.

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Dernière modification 06.03.2019

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