Nouvelles techniques de sélection végétale: Une petite coupe qui suscite de grands débats

Les nouvelles techniques de sélection végétale permettent de modifier les plantes sans y ajouter de matériel génétique étranger. La législation actuelle ne définit pas clairement le statut des produits issus de ces manipulations. Le Conseil fédéral examine la situation et réfléchit à une éventuelle adaptation du droit.

Texte : Nicolas Gattlen

À l’automne 2018, les premières cultures agricoles issues du genome editing, ou édition génomique en français, ont été récoltées aux États-Unis : des fèves de soja possédant un profil d’acides gras modifié, plus sain. Depuis début 2019, elles se trouvent dans le commerce, sous forme d’huiles alimentaires ou de barres de müesli. Ces fèves ont été développées par l’entreprise de biotechnologie Calyxt, dans le Minnesota. Les chercheurs de Calyxt sont parvenus à réaliser des modifications ciblées sur trois gènes de la plante à l’aide de « ciseaux génétiques ». Aux États-Unis, ces fèves de soja peuvent être cultivées, transformées et commercialisées sans conditions particulières. En Europe elles sont considérées comme « génétiquement modifiées » et ne sont autorisées ni à la culture, ni au commerce. Pourquoi cette différence ?

« Ce qui compte, c’est le résultat »

« En Amérique du Nord, les procédures d’autorisation des végétaux évaluent en premier lieu leurs propriétés ainsi que leurs interactions avec l’environnement », explique Jan Lucht, de scienceindustries, l’association des industries chimiques, pharmaceutiques et biotechnologiques. « Le processus de sélection et les technologies utilisées jouent un rôle secondaire. » Ce qui compte, c’est donc le résultat, et non le chemin parcouru pour l’atteindre. En outre, les coupures ciblées des deux brins d’ADN, opérées à l’aide de nucléases dirigées comme CRISPR/Cas9, ne sont pas fondamentalement différentes des mutations naturelles ou des mutations induites aléatoirement (voir illustration ci-contre), en dehors du fait qu’elles ne touchent que de petites parties du génome. « Dans les méthodes classiques, le génome subit d’innombrables modifications non dirigées », précise Jan Lucht. « Les techniques de correction du génome sont beaucoup plus ciblées et précises. Elles ne modifient qu’une petite partie du génome. »

La probabilité de voir survenir des effets involontaires serait ainsi plus faible qu’avec des techniques de sélection conventionnelles. Il serait donc peu probable que les plantes obtenues par édition génomique comportent des risques foncièrement plus élevés que ceux liés aux techniques classiques.

Un organisme entièrement nouveau ?

Martina Munz, présidente de l’Alliance suisse pour une agriculture sans génie génétique (SAG), voit la situation autrement : « La mutagenèse classique et les nouveaux processus de sélection végétale ne doivent en aucun cas être considérés comme comparables. Les technologies de correction du génome permettent d’entreprendre simultanément plusieurs modifications sur une même cellule. Ainsi, des groupes entiers de gènes ayant une structure identique ou similaire peuvent être modifiés en une seule étape, ce qui permet de créer un organisme entièrement nouveau, possédant des propriétés n’ayant encore jamais existé sous cette forme. » De plus, les chercheurs n’auraient pour l’instant que peu de connaissances sur les processus intracellulaires que pourraient déclencher ces manipulations. D’après Martina Munz, les techniques sont encore trop récentes pour disposer d’une analyse complète des risques et d’une expérience sur le long terme. Par conséquent, la SAG a rédigé une pétition à l’intention du Conseil fédéral et du Parlement, demandant que ces nouveaux procédés et les organismes qui en sont issus soient soumis à la loi sur le génie génétique.

Les juges de la Cour de justice européenne ont énoncé des motifs similaires : en juillet 2018, dans le cadre d’un précédent, ils ont conclu que les plantes corrigées génétiquement relèvent strictement des règles du droit européen relatif au génie génétique et nécessitent une autorisation au même titre que les OGM classiques. Les juges ont avancé que l’expérience dans le domaine des nouvelles techniques de sélection végétale n’était pas encore suffisante. Ils ont également évoqué des « risques comparables » à ceux inhérents aux méthodes classiques du génie génétique telles que la transgenèse.

L’association scienceindustries n’est pas d’accord : « La décision a été prononcée sans tenir compte des bases scientifiques dépassées sur lesquelles se fonde la législation européenne en matière de génie génétique », explique Jan Lucht. « Le droit européen n’a pas suivi les évolutions fulgurantes dans ce domaine et il bloque maintenant des solutions qui pourraient résoudre des problèmes pressants de l’agriculture durable grâce, par exemple, à des variétés résistantes à la chaleur ou aux maladies fongiques, qui nécessitent moins de pesticides. »

Des risques à catégoriser

La loi fédérale sur le génie génétique, entrée en vigueur en 2003, date d’une époque où les ciseaux génétiques étaient encore inconnus. Les OGM y sont définis comme des « organismes dont le matériel génétique a subi une modification qui ne se produit pas naturellement, ni par multiplication, ni par recombinaison naturelle. » La manière dont doit être réglée, dans la législation actuelle, la question des plantes sélectionnées par édition génomique fait débat. C’est pourquoi le Conseil fédéral a chargé les offices fédéraux compétents d’examiner si des adaptations sont nécessaires dans le droit en vigueur. Ce faisant, il tiendra compte du principe de précaution et de l’analyse des risques. Les services compétents doivent désormais clarifier la manière de catégoriser les risques que représentent ces méthodes (et les produits qui en sont issus) vis-à-vis des êtres humains, des animaux et de l’environnement.

Beat Keller, professeur à l’Université de Zurich, est favorable à une réglementation différenciée. « On ne peut pas mettre dans un même panier les différentes techniques et leurs impacts, ni placer sur le même plan les risques des nouvelles techniques et ceux des techniques génétiques classiques. Avec le système CRISPR/Cas, on peut corriger ou inactiver un gène unique, mais on peut aussi échanger un gène avec un allèle (variante d’un gène, n.d.l.r.) d’une plante sauvage apparentée, inactiver des familles entières de gènes ou insérer de nouvelles séquences génétiques. Ces interventions ne sont pas comparables en termes de risques. » Jusqu’à présent, les techniques employées consistaient surtout à supprimer certains gènes. Depuis près de 50 ans, les méthodes classiques de mutagenèse n’auraient ainsi eu aucun effet négatif connu sur l’environnement. En outre, on dispose aujourd’hui d’un bon instrument de contrôle grâce au séquençage de l’ADN. « Cela permet de vérifier si d’autres mutations indésirables se sont produites. »

Les chercheurs fuient la Suisse

Cette réglementation touche aussi l’industrie et la recherche en Suisse : « En raison des mécanismes régulateurs et sociétaux défavorables, les grands semenciers ont délocalisé hors de Suisse et d’Europe leurs départements de recherche et développement dans le domaine de la biotechnologie végétale », explique Jan Lucht, de scienceindustries. « Cet état de fait a été scellé par une réglementation restrictive. Et de petites entreprises de sélection végétale dynamiques, devenues des moteurs d’innovation aux États-Unis, n’ont plus aucun intérêt à s’implanter en Suisse. » Même dans les hautes écoles suisses, la recherche en matière de technologies génétiques appliquées aux plantes agricoles recule depuis plusieurs années. L’édition génomique n’est quasiment pas utilisée dans la sélection végétale. « C’est un contraste frappant par rapport à l’évolution internationale », constate Jan Lucht. « Un aperçu de la situation actuelle montre que 102 applications touchant 33 types de plantes agricoles et ornementales sont déjà répertoriées comme ’ adaptées au marché ’, voire comme ’ prêtes à être commercialisées ’. »

Martina Munz, de l’association SAG, souhaite quant à elle que la recherche prenne une nouvelle direction : « La politique de la recherche, aussi bien en Suisse qu’en Europe, se concentre depuis des décennies uniquement sur les nouvelles techniques de sélection génétique. Trop peu de recherches prennent systématiquement en compte le principe de précaution. »

Le principe de précaution doit prévaloir

La Commission fédérale d’éthique pour la biotechnologie dans le domaine non humain (CENH) reconnaît là aussi un besoin de recherche, plus précisément « une obligation d’investigation afin de réduire l’incertitude de façon à permettre une évaluation appropriée ». Dans son rapport de 2018, elle constate que les nouvelles techniques de génie génétique ne peuvent pas être considérées comme des procédés ayant fait leurs preuves et dont les risques sont connus et maîtrisables. Jusqu’à présent, on ignore comment ces OGM d’un nouveau genre interagissent avec le milieu naturel. Toutefois, comme les plus infimes modifications sont susceptibles d’entraîner des dégâts considérables dans des systèmes aussi complexes que notre environnement, les nouvelles biotechnologies devraient être soumises au principe de précaution. La CENH considère que la charge de la preuve devrait incomber à ceux dont le commerce laisse craindre des conséquences graves. « Ils doivent prouver de manière plausible que ces effets néfastes sont extrêmement improbables et absurdes d’un point de vue scientifique. »

La discussion se poursuivra désormais sur la scène politique : le Conseil fédéral entend définir les éléments-clés relatifs à l’adaptation de la législation à la fin de l’été 2019 et fera élaborer un modèle de procédure de consultation sur cette base.

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Dernière modification 29.05.2019

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