Alimentation : Réduire le gaspillage alimentaire est l’affaire de tous

Le Conseil fédéral a fixé un objectif ambitieux : d’ici à 2030, la Suisse devra avoir divisé par deux les pertes alimentaires évitables. Son plan d’action implique le plus grand nombre d’acteurs possible, de la production à la commercialisation.

Texte : Roland Fischer

Foodwaste
© Raisa Durandi/Lunax/BAFU

Ce souvenir est resté bien vivant en moi : en guise de petit-déjeuner, mon père mangeait des restes de pain dur plongés dans du lait, tandis que nous, les enfants, avions droit au pain frais. Nous nous étonnions qu’il ne se serve pas lui aussi un peu de pain frais. Très attaché à ne rien jeter, mon père ne tenait pas pour autant de discours moralisateur. Raison pour laquelle, sans doute, ces souvenirs d’enfance auront peu influencé mes habitudes de consommation en tant qu’adulte. Je m’efforce certes de réutiliser mes restes de pain – dans des recettes d’autrefois comme le pain perdu, ou les croûtes au fromage – mais trop souvent encore, une bonne part du pain que j’achète finit à la poubelle. Il semble que je ne sois pas le seul : chaque année, en Suisse, près de 2,8 millions de tonnes de nourriture se retrouvent ainsi jetées aux ordures, ce qui correspond à environ 330 kg de déchets alimentaires évitables par personne et par an.

Qu’entend-t-on par gaspillage alimentaire ?

Concernant le pain justement, les statistiques sont difficiles à croire : selon un rapport, établi sur mandat de l’OFEV par le groupe de recherche sur la conception de systèmes écologiques de l’EPFZ, nous ne consommons qu’à peine la moitié des céréales cultivées pour la fabrication du pain. Au fil de la chaîne de valeur, les quantités restantes sont perdues pour l’alimentation. Le gaspillage alimentaire ne concerne pas seulement les aliments produits, non consommés et jetés, comme le pain sec dans ma cuisine. Les statistiques tiennent compte de toute la chaîne de production, du champ jusqu’à l’assiette.

Pour ce qui est du pain, en matière de gaspillage alimentaire, un aspect décisif intervient, juste après la récolte des céréales. Celles-ci servent à fabriquer différents types de farines. Dans certaines farines, le grain est utilisé dans son entier, alors que dans d’autres, seule la partie interne de la graine est employée. Les éléments restants entrent dans la catégorie des sous-produits de meunerie qui, en Suisse, ne vont pas au rebut, mais sont souvent réemployés pour l’alimentation animale, comme c’est le cas pour le son par exemple. En général, plus le marché des pains à forte teneur en farine complète est important, moins il y a de sous-produits de meunerie et de pertes alimentaires. Les graines ger­mées constituent un autre exemple de sous-produits systématiquement éliminés par les meuneries industrielles et souvent délaissés pour la consommation humaine. Les graines germées possèdent pourtant une grande valeur nutritionnelle et pourraient en principe être utilisées de multiples façons dans notre alimentation.

Quel type de valorisation des pertes alimentaires, comme le son, est le plus judicieux sur le plan écologique? Voilà l’une des questions qui intéressent un groupe de travail constitué de représentants de l’industrie de transformation et de Josef Känzig, chef de la section Consommation et produits de l’OFEV. « Nous calculons les pertes et leur valorisation, non pas seulement en tonnes, mais aussi au niveau de leur impact environnemental », explique Josef Känzig. Gaspiller un morceau de viande a par exemple beaucoup plus d’impact qu’une carotte oubliée dans un champ. La lutte contre le gaspillage alimentaire regroupe des enjeux à la fois économiques et écologiques. Car la production alimentaire utilise les sols, puis beaucoup d’eau et d’énergie.

Un plan d’action coordonné et un accord intersectoriel

Éviter le gaspillage figure également au premier rang des priorités de Claudio Beretta, chercheur de l’équipe de la ZHAW menant des travaux sur la technologie alimentaire et le gaspillage alimentaire. « Il s’agit d’une action facile à réaliser pour protéger l’environnement, car elle n’a aucun impact ni sur le porte-monnaie, ni sur la qualité de vie. »

Alors, n’attendons plus pour agir ! C’est aussi ce que s’est dit le Conseil fédéral, qui a adopté en avril 2022 un plan d’action contre le gaspillage alimentaire. En partenariat avec les acteurs de la branche, il entend, d’ici à 2030, réduire de moitié les pertes alimentaires en Suisse par rapport au niveau de 2017 et répond en cela à l’objectif de développement durable 12.3 de l’ONU. La mise en œuvre de l’objectif suisse d’une réduction de moitié diminuerait de 10 à 15 % l’impact environnemental et les émissions de gaz à effet de serre dues à l’alimentation. Claudio Beretta explique que le système de marché de la branche est particulièrement complexe. « Ce but ne pourra donc être atteint qu’au prix d’un effort commun. »

Claudio Beretta considère l’accord intersectoriel combiné au plan d’action comme une excellente initiative, qui invite les représentants du commerce de détail, les producteurs et les transformateurs à s’impliquer. Il décèle partout « une grande motivation à vouloir enfin changer les choses », ce qui n’étonnera guère, puisque la lutte contre le gaspillage préserve à la fois le climat et le portefeuille. Une étude anglaise a récemment montré que chaque franc investi dans la réduction du gaspillage alimentaire permet un gain financier quatorze fois supérieur.

Mais revenons au pain. Il permet d’illustrer, dans un autre domaine, à quel point le problème du gaspillage alimentaire peut être complexe. Une lecture plus attentive des statistiques montre que les 13 000 tonnes de pain et pâtisseries gaspillées chaque année dans le commerce de détail correspond uniquement à 2,5 % de l’impact environnemental total des pertes alimentaires constatées dans cette catégorie de produits. Des pertes sensiblement plus importantes sont relevées dans les entreprises de transformation, le secteur de la restauration ou même dans les foyers, ces derniers générant plus de 50 % de l’impact environnemental total avec 120 000 tonnes de déchets de pain produits chaque année.

Claudio Beretta invite cependant à la prudence et met en garde contre les « erreurs d’interprétation des chiffres ». En effet, la « constellation du marché » est telle que les commerces de détail jouent un rôle qui se mesure au-delà des marchandises qui restent en rayon. Josef Känzig le confirme. « Le commerce de détail est un acteur majeur de la réduction des pertes alimentaires par le fait qu’il exerce une grande influence à la fois sur les producteurs et sur les consommateurs. » Quels sont les produits qu’il convient d’acheter? Quels articles sont considérés comme « invendables »? Le commerce de détail pose en quelque sorte la norme en matière de denrées alimentaires. Et peut aussi influencer notre comportement d’achat : ainsi, les promotions appliquées sur de grands volumes de denrées périssables ont, par exemple, pour corollaire une augmentation du gaspillage alimentaire, car on achète alors plus que ce dont on a besoin.

La branche se mobilise pour la réduction des pertes alimentaires via la plate-forme « United Against Waste ». L’association éponyme, qui vise elle aussi à réduire de moitié les déchets alimentaires à l’horizon 2030, a pour but d’informer, mettre en réseau et conseiller les entreprises du secteur alimentaire. La plateforme compte aujourd’hui 190 membres, parmi lesquels figurent Coop et Migros, les deux grands acteurs du marché de l’alimentation en Suisse. Par le biais de leur porte-parole, la Communauté d’intérêt du commerce de détail suisse, les entreprises de la branche ont salué l’engagement du Conseil fédéral et le plan d’action adopté : « Une mesure ne peut fonctionner dans tous les contextes. Des efforts collectifs autant qu’individuels sont donc nécessaires. »

S’affranchir des standards, un premier pas

Christian Sohm, directeur de Swisscofel, (Association Suisse du Commerce Fruits, Légumes et Pommes de terre), nous explique ce que cela peut signifier concrètement. Selon lui, on a longtemps fait valoir qu’il était plus attrayant de présenter en magasin des marchandises d’aspect homogène, autrement dit que toutes les pommes, tous les fenouils et tous les choux devaient se ressembler. « Pourtant, une personne vivant seule n’a pas besoin des mêmes quantités d’aliments qu’un père de famille et ses trois enfants. Il faudrait en réalité pouvoir trouver sur les étals des choux-fleurs de différentes tailles .» Christian Sohm précise qu’un travail collectif d’adaptation des normes est en cours. Néanmoins, il est, selon lui, inutile de se faire des illusions. « Une pomme Gala qui n’est pas assez rouge ne trouvera pas d’acheteurs. »

Dans cette optique, le plan d’action prévoit l’amélioration suivante : « Il faut veiller à ce que le commerce de détail propose davantage de produits de taille et de classe intermédiaires. Les clients doivent également être sensibilisés à la problématique des normes strictes et à leurs conséquences. » Christian Sohm cite pour exemple le concept des légumes Ünique mis en place par Coop qui, s’il ne pèse guère dans la balance sur le plan quantitatif par rapport au nombre d’aliments gaspillés, n’est cependant pas à négliger, puisqu’il permet de sensibiliser les consommateurs. La Communauté d’intérêt du commerce de détail suisse encourage elle aussi ses membres à proposer davantage de marchandises en vrac ou dans des emballages de plus petite taille, afin que les clients puissent acheter des quantités adaptées à leurs besoins.

Un bon point de départ

Ce qu’il faut retenir, c’est que le gaspillage alimentaire peut avoir des causes diverses et parfois difficiles à identifier. Et comme les pertes générées ne sont pas nécessairement visibles à l’endroit où elles sont produites, il convient d’aborder le problème de manière plus globale, en prenant en compte l’ensemble de la chaîne de valeur. Mais les déclarations d’intention seront-elles suffisantes? Ne vaudrait-il pas mieux légiférer en la matière ? Josef Känzig rappelle que le plan d’action doit s’articuler en deux phases. Une première phase, jusqu’à 2025, est dédiée à la recherche de solutions dans différents secteurs et à l’analyse des résultats. La Suisse ne s’attelle pas seule à cette entreprise. Des exemples de démarches similaires menées notamment en Norvège ou en Angleterre montrent que l’engagement volontaire des différents secteurs, doublé d’une étroite coopération avec les organisations gouvernementales, peut parfaitement porter ses fruits dans la lutte commune contre le gaspillage alimentaire. Après 2025, le Conseil fédéral pourra mettre en place d’autres mesures ou examiner si les actions menées vont bien dans la direction attendue. Claudio Beretta considère lui aussi le plan d’action et l’accord intersectoriel comme un bon point de départ – d’autant plus qu’ils laissent l’opportunité d’intégrer en permanence de nouveaux acteurs. Dans le domaine de la restauration par exemple, les établissements de petite et moyenne taille ont aussi leur rôle à jouer dans la réduction efficace des déchets alimentaires.

Entre-temps, des applis innovantes peuvent apporter un soutien à la démarche. La start-up « Prognolite » propose ainsi aux entreprises du secteur de la restauration et aux boulangeries un outil basé sur l’intelligence artificielle, qui permet d’établir des pronostics de fréquentation et donc de prévoir de manière optimale la quantité d’aliments. D’autres approches technologiques aident à optimiser la gestion des denrées périssables, comme l’enrobage de conservation des fruits et légumes ou les astuces de stockage. À l’ère du numérique, Christian Sohm de Swisscofel se plaît même à imaginer une sorte de portail de « dating alimentaire », qui mettrait en relation les sites avec surplus de production et les détaillants ou transformateurs disposant de capacités d’accueil des produits.

Aussi prometteuses que soient les innovations de ce type, « la solution miracle n’a pas encore été trouvée », dit Christian Sohm. Et d’ailleurs, pourquoi attendre le miracle ? Il suffit que tout le monde s’attelle à la tâche et apporte sa contribution. Mais revenons une dernière fois au pain : en cuisine, les restes de pain peuvent être accommodés de mille façons. Nos ancêtres le savaient bien. Et les jeunes chefs et restaurateurs créatifs d’aujourd’hui sont aussi de plus en plus nombreux à suivre cette ligne.

Trois astuces pour éviter le gaspillage alimentaire

Intervenir dans la formation

L’ensemble de la société est concernée par la question des pertes alimentaires. La formation joue ici un rôle clé pour que les mesures importantes puissent être portées par tous. Le Conseil fédéral prévoit ainsi d’intégrer dans la démarche l’école obligatoire et les hautes écoles, ainsi que tous les acteurs de la formation professionnelle et continue.

Le plan d’action s’appuie sur ce qui existe : dans certaines professions en effet (la pâtisserie) ou dans les études post-diplôme de manager hôtelier, le gaspillage alimentaire fait partie des sujets importants dès la formation. L’OFEV aide les organismes responsables de la formation professionnelle initiale à élaborer ou à réviser les supports pédagogiques correspondants.

La question des pertes alimentaires pourrait également être davantage traitée durant la scolarité obligatoire. La responsabilité incombe ici principalement aux cantons et les mesures visent principalement le corps enseignant et la direction des écoles, l’objectif est que le sujet soit abordé en classe, voire que toute l’école s’en saisisse, par le biais des cantines des établissements scolaires, par exemple.

En bref

En Suisse, du champ à l’assiette, 2,8 millions de tonnes d’aliments sont gaspillés chaque année, ce qui correspond à un volume d’environ 330 kg par personne. Dans le but de réduire de moitié les pertes alimentaires d’ici à 2030, le Conseil fédéral a adopté un plan d’action et un accord intersectoriel impliquant les principaux acteurs de la chaîne alimentaire. Objectif visé : réduire de moitié les pertes alimentaires évitables d’ici 2030 par rapport à 2017.

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Dernière modification 15.03.2023

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